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Syrie, du nom de Cléopâtre, après avoir tué Séleucus, l’un de ses fils, de sa propre main, ait dû boire le poison qu’elle avait elle-même préparé pour Antiochus, son autre fils ? Lisez Appian Alexandrin, au livre des Guerres de Syrie, sur la fin ; lisez Justin, en son trente-sixième livre ; et lisez Josèphe, dans ses Antiquités judaïques. Ou bien encore, il vous paraît étrange qu’un roi des Lombards, nommé Pertharite, ayant perdu son royaume, « après avoir fait tout son possible pour y rentrer, » en cède à son vainqueur ce que Corneille en appelle les droits inutiles, « pour retirer de ses mains sa femme Rodelinde ? » Mais c’est Paul Diacre qui nous l’apprend, en son De Gestis Longoburdorum, si vous n’aimez mieux consulter peut-être Erycius Puteanus, c’est-à-dire Henri Van de Putte, au livre II, numéro 15, de ses Historiœ Barbaricœ. Évidemment, pour Corneille, l’histoire n’est pas l’histoire, mais un vaste répertoire de situations dramatiques. On lit Tite-Live, on lit Tacite quand on aime l’histoire, on lit même Jornandès et Ammien Marcellin, mais, pour lire Henri Van de Putte ou Paul Diacre, il faut que l’on y cherche autre chose que l’histoire ; — et je n’ai pas ouï dire que ce fût l’harmonieux arrangement des mots ou la profondeur des pensées. Entêté qu’il était de cette préoccupation de l’extraordinaire, il est arrivé trois fois au moins à Corneille, — avec sa Théodore, avec son Pertharite, et avec son Attila, — de voir, comme il le dit lui-même, ses inventions tomber, précisément pour les raisons qui les lui avaient fait choisir. En dépit de saint Ambroise et de Siméon Métaphraste, on ne put accepter cette image de la prostitution d’une vierge chrétienne qui fait toute la singularité de Théodore, et, malgré Jornandès, les bons juges trouvèrent plus qu’étrange, disons même un peu ridicule, cette hémorragie nasale qui fait le dénoûment d’Attila.

De la même préoccupation procède également chez lui ce goût des actions « implexes, » comme il les appelle, chargées de matière, et dont l’obscurité même fait à ses yeux la principale beauté. L’histoire, avec ses événemens extraordinaires, est encore trop simple, trop unie, trop ordinaire pour lui. S’il est donc écrit dans Tite-Live que la sœur des Horaces était fiancée à l’un des Curiaces, il compliquera les alliances, en inventant une sœur des Curiaces, pour en faire, sous le nom de Sabine, la femme du jeune Horace. Pareillement s’il n’est point dit, dans Surius ou dans Siméon Métaphraste, qu’avant d’épouser Polyeucte, Pauline eût aimé un chevalier romain, Corneille, pour embrouiller l’intrigue encore davantage, inventera de son fonds le personnage de Sévère. Et si dans le récit d’Appian ou de Justin, les fils de Cléopâtre n’ont affaire qu’avec l’ambition d’une mère qui ne veut pas leur rendre leur trône, il introduira Rodogune dans son intrigue, pour y mêler un peu de