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« Je m’assure que vous m’obéirez exactement et que vous ne voudrez pas encourir mon indignation en manquant au secret que je vous impose.

« Si vous ne rendez pas la lettre, comme j’espère que vous n’y serez pas obligé, vous me la renverrez fermée comme elle est. »

Ce pli redoutable, dont Bonnac, lui-même, ne devait connaître le secret qu’à la dernière extrémité, recelait les lignes solennelles qu’on va lire, et que la main de Louis XIV n’eût jamais écrites, si elle n’avait été guidée par le sentiment impérieux d’un danger suprême :

« Je suis bien fâché de voir que tout ce que j’ai fait pour vos intérêts devienne inutile par la résistance que vous apportez à ce que j’avais ménagé pour vous. Mais, après avoir donné à votre Majesté toutes les marques possibles de la tendresse que j’ai pour Elle, il est juste que je songe à mon royaume et que je finisse une guerre qu’il est hors d’état de soutenir davantage, Ne vous étonnez donc pas si vous apprenez que je signe la paix sans vous, aux conditions que mes ennemis me proposent. »

Honor onus, dit un vieux proverbe. La confiance des souverains est parfois un accablant fardeau. Celle que le roi de France témoignait au marquis de Bonnac lui parut, sans doute, infiniment honorable, et le fit peut-être frémir d’orgueil, mais on peut croire qu’elle le fit, en même temps, tressaillir d’effroi et qu’il eût salué avec une vive satisfaction la venue de l’ambassadeur extraordinaire que Louis XIV avait voulu, tout d’abord, expédier en Espagne. Ce pli mystérieux, scellé des armes royales, lui brûlait les doigts ; la pensée qu’il pouvait encourir sans le vouloir, par une parole imprudente, par une allusion risquée, la terrible indignation de son maître, lui était insupportable. Persuader à Philippe qu’il devait échanger, avec son beau-père, le trône d’Espagne contre le trône de Savoie, dans l’espoir fort incertain de régner un jour sur la France, alors qu’il l’avait supplié, quelques jours auparavant, au nom de son grand-père, au nom de l’intérêt des deux monarchies, de conserver la couronne d’Espagne, lui paraissait à peu près impossible. Faire comprendre au jeune roi que, s’il voulait garder cette couronne, il devait renoncer, non-seulement à celle de France, mais encore à toutes ses provinces d’Italie, alors que, pour prix de son sacrifice, il en réclamait hautement la restitution, était chose particulièrement ardue. Si Bonnac parvenait à éluder l’indignation de Louis XIV, c’est-à-dire quelques années de Bastille, ou, pour le moins, la perte de son emploi, il ne pourrait, suivant toute apparence, éviter ni son mécontentement ni la colère de son petit-fils. Hâtons-nous de dire toutefois, pour rassurer nos lecteurs à son égard, que, s’il ne réussit pas pleinement dans sa redoutable mission, il sut la