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et à Dunkerque. Munie de tels gages, dont l’importance augmente encore le poids de son autorité, satisfaite autant qu’elle peut l’être, avant la signature des conventions qui s’élaborent à Utrecht, dans ses appétits politiques et mercantiles, l’Angleterre peut attendre avec patience, l’arme au bras, sans délier sa bourse, l’issue des négociations du congrès et de la lutte sanglante qui se poursuit dans les plaines flamandes entre les soldats de l’Autriche, de l’empire, des états-généraux, et la dernière armée de la France. Elle a conquis une situation magnifique. Devenue décidément l’arbitre de la paix européenne, Anne vient de récompenser, par la pairie, les grands services que ses deux principaux ministres, Harley et Saint-John, ont rendus à leur pays. Aussi bons lettrés que fins politiques, le comte d’Oxford et le vicomte de Bolingbroke, tout en goûtant les paisibles douceurs de l’égoïsme satisfait et rassuré, pensèrent peut-être au poète latin qui les a si puissamment décrites :


Suave, mari magno, turbantibus æquora ventis,
E terra magnum alterius spectare laborem.


La défection de l’Angleterre, toute prévue qu’elle pût être, consterna ses alliés ; mais, si l’effet moral en fut grand, les conséquences matérielles en furent presque nulles. Dans le camp des coalisés, le nombre des soldats de la Grande-Bretagne était fort peu considérable. Elle nous combattait surtout par ses subsides. En vain, le duc d’Ormond avait-il essayé d’entraîner à sa suite les Allemands qui servaient sous ses ordres en les menaçant de supprimer leur solde. Les habiles manœuvres du prince Eugène avaient déjoué ses efforts. Gagnés par ses chaleureux avis et par ses généreuses promesses, leurs chefs étaient restés fidèles à l’empereur. Deux fois, les ordres formels de leur général en chef furent méconnus. Le prince d’Anhalt-Dessau, qui commandait les troupes prussiennes, lui fit savoir qu’il devait, avant tout, suivre les ordres de son maître. « Allez dire au duc, répondit le prince de Hesse-Cassel, que mes soldats ne souhaitent rien tant que de marcher, pourvu que ce soit contre les Français. » C’est à peine si deux ou trois milliers d’hommes, plus besogneux que les autres (un bataillon, quatre escadrons de Holstein et de Walef) avaient suivi la retraite des Anglais. En réalité, nos frontières étaient toujours assiégées par une armée formidable que dirigeait Eugène de Savoie, le plus habile homme de son temps, diplomate rusé et retors, général prudent jusqu’à la timidité ou audacieux jusqu’à la témérité, suivant les circonstances, tant il était maître absolu de lui-même, devenu, en ce moment, d’autant plus hardi que la nouvelle attitude de l’Angleterre obligeait ses anciens alliés, sous peine de perdre en grande partie les avantages