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du gouvernement central et des autorités locales, devaient être d’abord leurs protecteurs, puis leurs alliés et leurs collaborateurs, enfin leurs serviteurs et leurs esclaves. La philosophie panthéiste qui régna vers le milieu de ce siècle tendit également à répandre le culte de ce Grand Tout qui s’appelle l’état. On y vit la force génératrice qui pouvait façonner la société suivant un certain idéal. Les merveilles qui s’accomplissaient dans le monde industriel inspirèrent, par la séduction de l’analogie, la croyance qu’une rénovation analogue, aussi prompte et aussi profonde, pourrait, sous la direction de l’état, s’effectuer dans le monde social.

Sous l’influence de tous ces facteurs divers, les uns de l’ordre industriel, d’autres de l’ordre politique, d’autres encore de l’ordre philosophique, on vit la notion de l’état commencer à se transformer dans beaucoup d’esprits : une protestation s’éleva contre « le nihilisme gouvernemental » et contre u les économistes anarchistes. » En France et en Angleterre, elle resta d’abord dans des limites raisonnables. Les noms de deux hommes y sont surtout associés, qui n’ont pas déserté la science économique, mais qui, au contraire, l’ont illustrée : Michel Chevalier et Stuart Mill ; tous deux esprits précis, pénétrans, en même temps que cœurs généreux, portés à l’enthousiasme et à l’optimisme. Michel Chevalier voulait faire à l’état une part considérable dans le progrès social : « J’ai à cœur de combattre, disait-il, des préjugés qui étaient fort accrédités il y a quelques années, et qui n’ont pas cessé de compter une nombreuse clientèle, préjugés en vertu desquels le gouvernement devrait, non pas seulement en fait de travaux publics, mais d’une manière générale, se réduire vis-à-vis de la société à des fonctions de surveillance et demeurer étranger à l’action, lui qui, cependant, comme son nom l’indique, est appelé à tenir le gouvernail… En fait, une réaction s’opère dans les meilleurs esprits ; dans les théories d’économie sociale qui prennent faveur, le pouvoir cesse d’être considéré comme un ennemi naturel ; il apparaît de plus en plus comme un infatigable et bienfaisant auxiliaire, comme un tutélaire appui. On reconnaît qu’il est appelé à diriger la société vers le bien et à la préserver du mal, à être le promoteur actif et intelligent des améliorations publiques, sans prétendre au monopole de cette belle attribution[1]. Il Le dernier membre de phrase vient heureusement corriger ce qu’il y a d’excessif dans le reste de cet exposé. Quand il écrivait ces lignes, Michel Chevalier restait un partisan déterminé de l’initiative privée et ne se doutait pas du joug auquel, au bout de trente ou quarante ans, on l’allait assujettir.

De même Stuart Mill : le monde n’a pas connu de défenseur

  1. Michel Chevalier, Cours d’économie politique, tome II, 6e leçon.