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s’appelle l’état. lui société et l’état sont choses différentes. Il n’y a pas seulement dans la société l’état, d’une part, et l’individu, de l’autre : il est puéril d’opposer, l’action de celui-là à la seule action de celui-ci. On trouve d’abord la famille, qui est un premier groupe, ayant une existence bien caractérisée, et qui dépasse celle de l’individu. On rencontre, en outre, un nombre illimité d’autres groupemens, les uns ; stables, les autres variables, les uns formés par la nature ou la coutume, d’autres constitués par un concert établi, d’autres encore dus au hasard des rencontres. Les combinaisons suivant lesquelles s’unissent, s’agrègent, puis se quittent et s’isolent les personnes humaines, sont au moins aussi nombreuses et aussi compliquées que celles que la chimie peut constater et cataloguer pour les molécules purement matérielles. A côté de la force collective organisée politiquement, procédant par injonction et par contrainte, qui est l’état, il surgit de toutes parts d’autres forces collectives spontanées, chacune faite en vue d’un but déterminé et précis, chacune agissant avec des degrés variables, quelquefois très intenses, d’énergie, en dehors de toute coercition. Ces forces collectives, ce sont les diverses associations qui répondent à un sentiment ou à un intérêt, à un besoin ou à une illusion, les associations religieuses, les associations philanthropiques, les sociétés civiles, commerciales, financières. Elles foisonnent ; la sève n’en est jamais épuisée. L’homme est un être qui a, par nature, le goût de l’association, non pas de l’association fixe, imposée, immuable, rigide, lui prenant toute son existence, comme l’association innée des abeilles, ou des fourmis, ou des castors, mais de l’association souple, variable, sous toutes les formes. Ce goût de nature, l’éducation et l’expérience l’ont encore développé chez l’homme. La plupart des associations anciennes, comme celles des églises, subsistent, et chaque jour en voyant créer de nouvelles, leur nombre finit pur défier tout calcul. Vous parlez de l’individu isolé, mais où l’apercevez-vous, l’individu isolé ? Je vois des groupemens de tout ordre et de tout genre, groupemens de personnes et, groupement de capitaux ; je vois, en dehors de tout état, 300 millions d’hommes dans une seule église ; je vois, en dehors de tout budget national, des sociétés libres, disposant par milliers, de plusieurs dizaines de millions, par centaines de plusieurs centaines de millions par dizaines de plusieurs milliards. J’aperçois que ce que l’on est convenu d’appeler les grandes œuvres de la civilisation contemporaine, ce sont, pour les trois quarts, sinon pour les neuf dixièmes, toutes ces collectivités, ne disposant d’aucune force coercitive, qui les ont effectuées. Moi qui écris ces lignes, vous qui les lisez, faisons le compte, si nous le pouvons, des groupemens dont nous faisons partie, de toutes les sociétés auxquelles nous appartenons de