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héréditaires. Tel duc est le premier agioteur de l’Angleterre I tel autre duc est tellement perdu de mœurs qu’il ne peut regarder une femme sans la faire rougir, ni la saluer sans la compromettre. Un autre pair dirige, de ville en ville, une troupe d’opérette et rosse le mari de sa prima donna, lorsqu’il se permet de troubler, après minuit, les tête-à-tête du noble impresario avec sa pensionnaire. Quant à l’église établie, le paysan ne la connaît guère, et l’ouvrier ne la connaît pas. Tous deux préfèrent leur humble ministre, wesleyen ou baptiste, dont la femme sort à pied, et qui, né du peuple, parle au peuple son langage.

Par quel miracle assurer au parti conservateur le vote des nouvelles couches ? Par quel raisonnement subtil persuader à ces douze cent mille paysans, nouveau-venus dans la vie politique, que tout est au miens dans un monde où ils ne gardent et ne consomment, eux et leurs familles, que le sixième de ce qu’ils produisent[1]. Faut-il encore les payer de mots, les entraîner par des phrases, les leurrer avec des mensonges ? Ou ne vaut-il pas mieux, puisque aussi bien on les a invités à entrer dans la constitution, leur y faire honnêtement leur place, à eux comme à leurs frères, les travailleurs des villes ? Ne convient-il pas de les intéresser au maintien des institutions, et quelle meilleure façon de les rendre conservateurs que de leur donner quelque chose à conserver ? Cet élément de stabilité que la grande propriété donne aux gouvernement aristocratiques, la petite propriété doit l’apporter aux démocraties modernes. Vérité déjà vieille chez nous, mais qui commence seulement à poindre dans les esprits du grand nombre, en Angleterre !

Depuis que Bolingbroke a réorganisé le torysme, ce parti n’a pas traversé, même en 1832, de crise plus grave que celle-ci. Il s’agit d’avaler une de ces drogues puissantes qui tuent le patient ou le rajeunissent. Par des raisons qui seront expliquées plus-loin, la création d’une démocratie conservatrice présente, en Angleterre, des difficultés immenses. Pourtant il faut l’essayer, ou disparaître. Lord Beaconsfield le savait. Le temps, les forces, les circonstances ont manqué à cet homme si brillamment doué, et si intelligent, de son époque, mais trop sceptique, trop dilettante, trop ami peut-être de son repos pour s’attaquer résolument à si rude besogne. Ce qui fait défaut à ses successeurs immédiats, pour l’entreprendre, je me garderai de le dire. Un homme a ramassé le manteau d’Elie : c’est lord Randolph Churchill. Est-il digne de le porter ? Ira-t-il jusqu’au bout de sa tâche ? Saura-t-il, le moment venu, se faire accepter comme le leader du parti conservateur reconstitue ? Quelle

  1. Voir Hyndman, The historical basis of Socialism in England.