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s’assouplissent ; on devient traitable et pacifique, et Charles-Quint gagna son procès. L’électeur de Brandebourg, qui s’était distingué par ses profusions et qui passait pour le moins payant de tous les débiteurs, ne savait à quel saint se vouer ; toutes les bourses lui étaient fermées. L’évêque de Salzbourg lui avança 16,000 florins de Hongrie, à la condition qu’il s’engagerait, lui et ses sujets, à se conformer strictement à l’intérim : tant il est vrai que les choses du ciel, lo de Dios, comme le disait un diplomate espagnol, sont étroitement liées aux choses de ce monde.

Sastrow ne resta pas longtemps au service des ducs de Poméranie, qu’il accusait d’ingratitude. Il se dégoûta des cours, résolut de ne plus vivre qu’en bon bourgeois. Il pensait que le métier de scribe ne laisse personne dans la misère. Il s’établit, il se maria. Il eut d’abord de la peine à nouer les deux bouts. Sa maison était nue, et la bourgeoise de Greifswald, qu’il avait épousée, disait en pleurant à sa mère : « Vous ne m’avez pas conseillée, mais livrée. » Il eut bientôt le vent en poupe ; il devint procureur, et sa clientèle s’accrut rapidement. On venait de loin le chercher en voiture, et chaque fois, outre les espèces sonnantes, il rapportait au logis provisions de toute sorte, jambons, quartiers de lard, gigots de mouton, lièvres, cuissots de chevreuil ou de sanglier ; sa femme ne se plaignait plus qu’on l’eût livrée.

Quelques années plus tard, il fut nommé secrétaire de Greifswald, puis de Stralsund, puis conseiller, et enfin bourgmestre, et c’était alors quelque chose que notre bourgmestre de Stralsund. Dans notre temps de grandes agglomérations, nous avons peine à concevoir à quel point, au XVIe siècle, la souveraineté était divisée et répartie sur une foule de têtes. Les petits faisaient eux-mêmes leurs affaires, et les grands devaient compter avec eux ; le premier principe de la politique était de se servir des pions pour aller à dame. Les petites patries avaient leurs gloires, et Ranke a eu raison de dire que cette civilisation, moins humaine et moins commode que la nôtre, était infiniment plus variée. Stralsund se gouvernait en république ; elle ne devait à son duc qu’une prestation d’hommage. Au surplus, les cités hanséatiques étaient encore une puissance : n’avaient-elles pas tenté récemment de chasser les Hollandais de la Baltique et de donner des rois au Danemark, à la Suède ? Sastrow fut un personnage, il figura dans plus d’une négociation. Mais la gloire ne fait pas le bonheur. Il eut des dégoûts domestiques, et son caractère ombrageux et entier lui attira de méchantes affaires. Son humeur s’assombrit ; il disait dans son vieil âge : « Je suis tombé en plein dans la chaudière infernale, et j’y rotis depuis quarante ans. »

Ce bourgeois poméranien, très avisé dans sa conduite, n’était guère philosophie. Il raisonnait toutes ses actions, il ne raisonna jamais ses