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mœurs du cheval ou du cerf, parce qu’il les décrit d’un point de vue trop humain, se dépouille et se simplifie avec la grandeur des objets qu’il expose. Comparez, si vous voulez bien voir ce caractère, avec la Théorie de la terre et les Époques de la nature, l’Exposition du système du monde ou le Discours sur les révolutions du globe. Assurément, pour des savans, ni Laplace ni Cuvier n’écrivent mal ; ils écrivent même bien ; mais, outre qu’ils ont des modèles sous les yeux, et que c’est Buffon qui les leur a donnés, quelle différence ! Ce sont des savans qui écrivent ; Buffon est un écrivain qui s’empare de la science pour lui communiquer ce caractère d’universalité et de popularité que les savans ne lui donneront jamais. Et bien loin qu’on le puisse accuser ici d’emphase ou de déclamation, c’est plutôt sa froideur ou son impassibilité qu’on lui a reprochée. « Il raconte que la terre est descendue du soleil, dit encore M. Emile Montégut, et que les mers sont tombées un beau jour sur la terre des hauteurs de l’espace où elles étaient retenues, sans plus d’émotion, de tressaillement et d’admiration que s’il s’agissait d’un ancien incendie d’une tourbière éteinte depuis longtemps, ou d’un vieux débordement de fleuves. » En effet, étrangère à son tempérament, l’un des mieux équilibrés qu’il y ait dans l’histoire de notre littérature, l’émotion est absente, entièrement absente de son œuvre ;


….. les plus grandes merveilles,
Sans ébranler son cœur ont frappé ses oreilles ;


et en exposant l’origine des mondes, on n’est pas plus raisonnable et plus froid, plus « impersonnel » et plus « impassible » que Buffon.

Mais sont-ce bien là de si grandes merveilles ? et quand on fait à Buffon ce reproche, ne méconnaît-on point ce qui fait la grandeur et l’originalité de sa manière ? Que les mers, en effet, soient tombées un beau jour sur la terre des hauteurs de l’espace infini, cela sans doute est « merveilleux ; » et cependant cela ne l’est pas plus que le retour des saisons, que la croissance d’un brin d’herbe, que la vie même et que la mort ; ou, en d’autres termes, il n’y a là de merveilleux que notre étonnement même. Si nous ne mesurions pas les choses à la capacité de notre imagination, si nous épurions nos idées de tout ce que nos sens y mêlent de leur faiblesse et de leur impuissance, en un mot si nous nous transportions à la source même des choses, nous ne verrions plus rien que de nécessaire, et, conséquemment, que d’assez ordinaire dans l’accomplissement de la loi. C’est à ce point de vue que Buffon se place, et ce n’est pas le moindre effort de l’ampleur de son imagination. Les choses pour lui n’ont rien de commun avec l’action qu’elles exercent sur la sensibilité de l’homme. Elles en sont indépendantes, et la grandeur que nous leur attribuons n’est qu’une illusion de nos sens. Lui reprocher sa froideur et son impassibilité,