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fait le tour de nos maigres plaisirs ? » et qui, « parcourant d’un éclair de pensée le cercle étroit des satisfactions possibles, demeurent atterrés devant le néant du bonheur ? » Ce serait abuser contre lui des confidences qu’il ne nous a point faites, ou du moins, — puisque ce sont ici ses termes que je copie, — qui ne sont pas les siennes seulement, mais celles aussi de beaucoup d’autres. Mais avec moins d’indiscrétion et plus de vérité, je crois pouvoir dire qu’il ne fait pas grand cas des hommes en général, et que, comme quelques pessimistes, s’il voyait jour à sortir de son désespoir, la laideur et la bêtise humaines suffiraient toutes seules pour l’y rengager. Tout est possible, et tout arrive : je serais cependant étonné si jamais l’auteur de Bel Ami finissait par l’exaltation humanitaire et mystique de ceux de Crime et Châtiment ou l’Anna Karénine.

Non pas que la sympathie manque pour cela dans l’œuvre de M. de Maupassant. Elle ne saurait manquer absolument nulle part ; et puis, la nature même de son observation devait nécessairement y conduire, tût ou tard, le disciple heureusement indocile de Flaubert. « La moindre chose contient un peu d’inconnu, nous disait-il tout récemment encore, dans la préface de Pierre et Jean. Trouvons-le. Pour décrire un feu qui flambe, ou un arbre dans une plaine, demeurons en face de cet arbre et de ce feu jusqu’à ce qu’ils ne ressemblent plus pour nous « aucun autre arbre et à aucun autre feu. » Mais à les observer ainsi, fixement et patiemment, il faut que ce « feu qui flambe » et que « cet arbre dans cette plaine » deviennent en quelque sorte nôtres ; et nous finissions par les aimer comme nôtres, ne les aimant d’ailleurs ni comme arbre ni comme feu. Nous leur sommes reconnaissans, si l’on peut ainsi dire, de la peine même et du temps qu’ils nous ont coûtés pour apprendre à les distinguer des autres feux et des autres arbres. Nous rentrons ainsi dans les frais de notre patience. C’est la sympathie esthétique. À plus forte raison, s’il s’agit des personnes et, comme le dit encore M. de Maupassant, de notre concierge ou de l’épicier d’en face. L’effort même qu’il fait pour les rendre, et, avant de les rendre pour les comprendre, les rend eux-mêmes sympathiques à l’artiste. Il les a étudiés avec passion, il les copie avec amour, et cela se sent dans les portraits qu’il en donne. C’est ce qui fait l’intérêt de quelques nouvelles qui, comme la Bête à Maître Belhomme et comme le Trou, n’ont d’autre signification ni d’autre portée que celle d’un tableau de genre, où le peintre, s’il s’appelle Chardin, a dépensé plus de talent qu’on n’en a mis bien souvent dans la décoration d’un palais ou d’une église.

Vous rappelez-vous à ce propos les jolies pages que Fromentin, ici même, dans ses Maîtres d’autrefois, a écrites sur le clair-obscur, son rôle et son importance dans la peinture ? En éclairant la réalité d’une certaine manière, il disait qu’on la poétise, qu’on la transfigure ; en