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s’appelle une réquisition : c’est le vol à main armée ; une ville est close et fortifiée, on sait qu’elle a pour deux ou trois mois de vivres, on l’entoure, on la cerne dans une double enceinte d’hommes et de canons ; de temps en temps, pour lui mieux signifier le sort qui lui est réservé, on lance sur elle quelques bombes et quelques obus ; puis, lorsque le dernier morceau de pain est mangé, que les petits enfans pleurent parce qu’ils ont faim, que tout commerce a cessé, que les épidémies ravagent la population, on pénètre, tambours battans, dans la cité dolente, on impose à ce peuple de cadavres des conditions léonines, et cela constitue une paix glorieuse. Nous sommes loin du combat des Trente, où le sire de Tinténiac fut le mieux méritant de la journée ; c’est là cependant ce que devrait être la guerre : une lutte entre un nombre égal d’hommes égaux, autant que possible, par la vigueur et l’armement. Dans un duel, on mesure les épées avant le combat ; aujourd’hui, nous avons changé tout cela, comme dit Sganarelle, et l’homme, mettant son industrie au service de ses passions, est parvenu à livrer des batailles où des corps entiers sont détruits par des artilleries d’une telle et si prodigieuse portée, que le soldat tombe sans même deviner d’où vient le coup qui l’a frappé[1].

À ces jeux impitoyables, et dont chaque jour encore on perfectionne la cruauté, les peuples se diminuent et perdent la notion du juste, qui seule fait la grandeur des nations. Et dans quel état physique se retrouve-t-on ? Quand l’ivresse de la gloire est dissipée, que l’affolement produit par le sang versé a pris fin, que l’on compte les pertes, on reste terrifié, et bien souvent le vainqueur est épouvanté de ce que lui coûte sa victoire. Ce n’est pas tout de ramasser les morts, il faut compter les blessés, les estropiés ; il faut défalquer de la population active ceux que les longues marches, les fatigues, les privations, les nuits sous le ciel inclément, ont fait invalides à toujours. Il est beau de cueillir des lauriers et d’entonner les hymnes de triomphe ; mais, en dehors du sacrifice de soi-même, on rencontre, à ce métier, bien des maladies qui n’ont rien d’héroïque et qui condamnent l’homme à l’inutilité : les hernies, les rhumatismes articulaires, la dysenterie dont on meurt, les fièvres qui, périodiquement, rappellent une gloire que l’on maudit. Le vainqueur est aussi éclopé que le vaincu, et parfois même il lui faut plus de temps pour se refaire, surtout s’il vit sur un pays pauvre.

  1. Un capitaine d’artillerie allemand m’a dit qu’en août 1870, sous Metz, sa batterie avait été presque complètement détruite par le feu d’un régiment français dont il n’avait jamais pu reconnaître remplacement.