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une poule. Dans cet âge d’or, l’idée de garder le bien d’autrui ne viendra même pas à l’esprit : on rendra la bourse trouvée aussi spontanément qu’on fait un geste pour se retenir quand on perd l’équilibre ; la femme d’autrui n’inspirera plus aucun désir ; amans ou maris n’auront plus ni l’occasion ni même la pensée d’être jaloux ; les rivalités auront disparu aussi pour les honneurs, pour les places, pour les biens de toute sorte ; on supportera les maladies et la mort avec un stoïcisme automatique ; bref, on naîtra et on mourra vertueux, sans avoir besoin de s’en occuper : l’hérédité aura fait le prodige. — Cette théorie de la moralité instinctive, soit partielle, soit complète, soulève deux questions : jusqu’à quel point la moralité peut-elle devenir instinctive, et jusqu’à quel point l’instinct moral peut-il être modifié par la réflexion ?

On peut d’abord contester, au point de vue de la physiologie, la transformation future de la moralité en un instinct plus ou moins inconscient. C’est ce que M. Wundt a fait dans son Éthique. Selon lui, il n’est pas certain que l’intuition même de l’espace soit innée ; en tout cas, les simples perceptions des sens ne le sont pas, malgré leur répétition constante à travers les siècles ; l’aveugle-né n’a pas la sensation native de la lumière, ni le sourd celle du son. Comment donc parler « d’intuitions morales innées, » alors que ces intuitions supposeraient une multitude de représentations très complexes relatives à l’agent lui-même, à ses semblables, à ses relations avec le monde extérieur ? « La vraie science du système nerveux est à ces conceptions de fantaisie à peu près ce que l’astronomie et la géographie véritables sont aux voyages de découverte d’un Jules Verne[1]. » — M. Wundt va trop loin. Sans admettre des intuitions morales toutes formées, on peut admettre, avec M. Guyau, une disposition héréditaire à la douceur et à la bonté ; le mouton naît doux et pacifique, tandis que le tigre naît violent et sanguinaire. Chez les fourmis, par la force de la sélection naturelle, l’instinct social en est venu à imprégner si bien l’être tout entier jusque dans ses membres, que, si on coupe une fourmi par le milieu du corps, la tête et le corselet, qui peuvent marcher encore, continuent de défendre la fourmilière ou de porter les nymphes dans leur asile. « C’est là dit M. Guyau, un degré que n’a pas atteint la moralité humaine en ce qu’elle a d’instinctif ; il faudrait que chaque fragment de nous-même vécût et mourût pour autrui, que notre vie fût mêlée jusque dans ses sources profondes à la vie sociale tout entière. » Par l’hérédité, on a apprivoisé les animaux, domestiques : le chien naît o ami de l’homme ; » à plus forte raison, l’homme pourra naître ami de l’homme. Il nous semble donc également faux ou de nier

  1. Ethik, p. 345.