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pareils calculs ; il avait joué franc jeu avec ses alliés, il était resté fidèle à ses déclarations ; s’il expliqua son attitude, il n’essaya pas d’atténuer la valeur de ses protestations dans l’audience qu’il accorda à notre ministre, aussitôt avisé par le télégraphe que l’empereur, par déférence pour sa personne, avait admis son envoyé. Il reçut le général de Castelbajac dans son cabinet, il alla au-devant de lui et lui dit avec chaleur, en l’embrassant : « Je suis heureux que nos affaires se soient si bien terminées ; j’en remercie l’empereur Napoléon, et je le remercie tout particulièrement de vous laisser auprès de moi. Personne n’a plus approuvé que moi, et n’a plus contribué à faire approuver par les souverains alliés, l’acte hardi du 2 décembre et toute la conduite politique du prince[1], et personne n’est plus disposé à appuyer ses mesures gouvernementales ; mais, avec tous les changemens que j’ai vus en France depuis que je suis sur le trône, puis-je prudemment, comme souverain, m’engager pour un avenir qui ne sera pas le sien ou qui ne ressortira pas directement de lui avec quelque certitude de durée ? Puis-je avoir la même confiance en ses collatéraux ? »

Il revenait à la question d’hérédité ; il se laissait aller à des réflexions inopportunes, déplaisantes, sur le roi Jérôme et sa famille. Pour répondre, le général n’aurait eu qu’à s’inspirer de l’entretien de M. Drouyn de Lhuys avec M. de Kisselef ; mais l’empereur Nicolas, comme Louis XIV, avait le don de fasciner ; il paralysait la langue de ses interlocuteurs par son allure majestueuse et son regard olympien.

  1. L’empereur Nicolas avait en effet chaleureusement approuvé le coup d’état. Voici ce qu’écrivait M. de Castelbajac à M. Thouvenel : « L’empereur a vu avec satisfaction, non-seulement le coup d’état, ainsi que les mesures qui l’ont suivi, mais encore la constitution et la nature même du pouvoir qu’il a inauguré. Il voit avec satisfaction le gouvernement appuyé en France sur les masses populaires et sur l’armée, car c’est aussi dans l’armée et le peuple que réside sa force. Il estime la France, et, plus que personne, sent son importance sur les destinées de l’Europe ; la révolution de février l’avait éloignée du concert européen, en ne lui laissant que l’appui intéressé de l’Angleterre ; l’adoption du gouvernement représentatif au lieu du gouvernement parlementaire l’éloignera d’elle et la rapprochera des gouvernemens continentaux. Elle n’a rien à craindre d’eux si elle rassure l’Allemagne sur son ancien esprit de conquête, et que le tsar ne croit nullement fondé. L’Allemagne est vivement alarmée ; elle voit déjà l’envahissement des provinces rhénanes et le renouvellement de la guerre en Europe, mais ses craintes ont gagné le chancelier plus que l’empereur. Sa Majesté m’a dit que le prince-président, par tout ce qu’il avait fait, méritait la reconnaissance de la France et de l’Europe ; elle a ajouté qu’il avait vu la position mieux que les hommes d’état des deux derniers règnes, mieux que nous tous, et que, s’il suivait exactement son programme aan9 céder à de vulgaires ambitions, il se placerait de plain-pied tris haut dans la politique européenne et dans l’histoire.