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Guillaume II et qui n’a jamais été présenté. Le ministère public affirme que ce mémoire renferme des propositions malsonnantes, hérétiques et téméraires. Il y est dit « qu’à l’exception des affaires militaires, tous les fils du gouvernement sont concentrés dans la puissante main de M. de Bismarck, qu’il règle tout et décide de tout, que jamais encore aucun sujet n’avait occupé dans l’état une situation pareille, et qu’à sa mort il faudra s’appliquer à réduire la puissance de son successeur, sous peine de compromettre à la longue l’autorité de la couronne et le caractère fédératif de l’empire. » M. de Bismarck n’est-il pas convenu lui-même que c’était un dur et lourd métier que celui de chancelier, qu’on avait affublé ses épaules « de plusieurs têtes de Janus » et qu’il avait peine à les porter? Quand les forces lui ont manqué, n’a-t-il pas dû recourir à de subtils expédiens pour se faire soulager de quelques-unes de ses fonctions en conservant toutes ses dignités? Cherchez dans toute l’Europe, vous ne trouverez aucun ministre qui ait accumulé dans ses mains tant de pouvoirs divers; cherchez dans toute l’Allemagne, vous ne trouverez aucun homme d’état assez fat, assez impertinent pour s’imaginer qu’il pourra succéder à M. de Bismarck sans abandonner une partie considérable de son immense héritage.

M. Geffcken n’a jamais aimé beaucoup M. de Bismarck, et il pensait en avoir le droit; mais il faut être prudent et il ne l’a pas été. On le tenait pourtant pour un homme avisé, très circonspect, qui, ayant été diplomate, avait appris à ménager les grands de la terre, à ne pas les heurter de front, à dire des vérités aux dieux sans attirer la foudre sur sa tête. Il savait combien le chancelier est sensible aux moindres offenses, vindicatif, impitoyable dans ses rancunes, qui survivent à ses colères. Mais quoi ! quand les sages s’oublient, ils sont capables de faire les plus grandes folies, et il était écrit que M. Geffcken serait un jour le plus imprudent des hommes. Le prince impérial, qui est devenu l’empereur Frédéric, avait écrit son journal pendant la campagne de France. Il l’avait communiqué à M. Geffcken, et M. Geffcken en avait fait des extraits, en avait copié quelques passages bien choisis; il n’a pu résister à la tentation de les publier. Il n’a consulté personne, il n’a point demandé l’autorisation de l’impératrice Victoria, qui l’aurait sûrement refusée. Son démon le poussant, il a risqué le paquet. Le procureur impérial l’accuse de n’avoir point agi par étourderie, par entraînement, d’avoir prévu les conséquences de sa témérité, d’avoir été indiscret de propos délibéré; et, pour que tout fût étrange et répugnant dans ce procès, on n’a pas craint d’invoquer contre lui le témoignage de son fils, qui déclare lui avoir entendu dire : « Voilà une affaire qui fera beaucoup de bruit, qui causera un grand scandale. »