Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 92.djvu/116

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Cotentin, dont le journal touche à tant de choses, et dont la physionomie exprime avec un relief si original toute une classe de l’ancienne France[1]. Il fait valoir lui-même ses terres qu’il quitte peu, et gouverne sa famille comme sa ferme d’une main paternelle et rude. Il se renferme dans ce cercle, qu’il étend seulement au voisinage immédiat des populations environnantes. De ces simples notes, jetées ainsi sur le papier pendant un certain nombre d’années, résulte une peinture morale des plus curieuses, un document précieux au point de vue de l’économie domestique et même politique ; on a ainsi devant soi, avec une abondance d’indications qui permet de reconstituer sur certains points un état presque complet, la situation des habitans des campagnes et les principales conditions de leur existence économique.

Tous ceux qui nous ont légué leurs observations sur les mœurs et le régime de vie des classes rurales n’ont pas cette sorte d’inconscience. La plupart ont eu le public en vue. Les traités sur la vigne, sur les bergeries, etc., contiennent un assez grand nombre de détails instructifs sur la physionomie, les habitudes, le mode d’existence de certaines classes de cultivateurs. Le paysan a aussi sa place dans la littérature comme personnage accessoire. Il ne saurait être question de l’idylle à la Deshoulières, qui nous le cache plutôt qu’elle ne nous le montre ; mais la comédie nous le met sous les jeux d’une manière plus réelle ou, si l’on veut, plus réaliste. On avouera pourtant que Molière et même Dancourt, qui en a saisi certains traits de plus près, ne nous apprennent que peu de chose sur le caractère et les mœurs du paysan, qui n’est guère mis sur la scène que pour ses côtés extérieurs et ridicules. Je fais ici seulement allusion au passé, et je n’ai pas l’intention de pousser jusqu’au temps présent. Le roman de nos jours a fait une place assez large au paysan, et quoiqu’il y ait beaucoup à dire sur la complète ressemblance du portrait, il ne s’est pas tenu loin du modèle comme l’Astrée, ou comme les bergeries dans le genre d’Estelle et Némorin. Aux deux pôles opposés, combien de traits d’observation vrais et exacts chez George Sand qui l’idéalise un peu, et chez Balzac qui le dénigre, en laissant toutefois assez de marge pour qu’un autre après lui ait entrepris de trouver la ressemblance dans la laideur absolue !

Le passé n’a pas été non plus sans connaître la peinture réaliste de nos classes rurales, et il l’a poussée même à ce point qu’il nous a paru qu’il était possible d’y trouver sur leur physionomie et sur leur condition plus d’exacts renseignemens, à certains égards, que dans de vieilles chartes ayant tous les caractères requis de gravité et

  1. Voyez la Revue du 1er mai 1878.