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livres : il ne me faudra au soupper, qui doit estre plus copieux et abondant que le dîner, les sauces asiatiques, ne le breuvage d’OEschyles pour dormir[1]. » — N’est-ce pas là une aimable peinture, et comment ne pas goûter cette succession d’images vives et nettes ? Tout n’y semble-t-il pas vivre en effet, les lieux, les attitudes, les instrumens de chasse et de pêche, comme les êtres qui habitent l’air et les eaux ? La maison et son maître ne semblent-ils pas ne faire qu’un ? Du Fail faisait de cette fiction une réalité. Aimant, selon la mode du temps, jouer avec les mots et avec les emblèmes, il tirait parti jusque du vieux nom de terre de La Hérissaie ; il représentait dans un curieux fleuron un hérisson hérissé, symbolisant ainsi, selon M. de La Borderie, son propre caractère, hérissé contre les importuns et les prévaricateurs. Le même fleuron représentait la campagne, le manoir et Rennes dans le lointain : emblème encore de sa vie en partie double : « vie de magistrat emprisonnée dans la procédure et dans les murailles de Rennes ; vie de gentilhomme champêtre, artiste et philosophe, librement épanouie au grand soleil dans cette calme retraite de La Hérissaie. »

Nous avons essayé de donner une idée de l’homme. Il nous reste à dégager de son œuvre les indications qu’elle fournit sur le caractère et la condition des populations des campagnes.


II.

Le caractère d’abord et les mœurs. Je l’ai dit : ces gens sont gais. Il est vrai que Du Fail nous les montre un jour de fête, mais on voit qu’ils sont dans leur naturel. Comprimés par le travail, une luis le ressort détendu, ils mettent en dehors ce qu’ils ont au dedans. La bonne humeur n’a jamais manqué à ces populations bretonnes, non plus qu’aux autres races de notre France si mêlée. Cette bonne humeur se concilie mieux qu’on ne croit avec la tristesse de certaines croyances et un tour d’imagination mélancolique. Outre le fonds gaulois de la race, comment ne pas expliquer cette gaité qui tend toujours à reparaître par des raisons morales et d’abord par l’acceptation de la destinée sans aucune arrière-pensée ? Tout y concourt : la résignation religieuse, l’insouciance qui naît de l’impossibilité d’empêcher le mal à venir et qui porte à saisir le moment présent au passage, la certitude de n’avoir à éprouver aucun changement essentiel dans une situation sociale à jamais fixée. Ajoutons qu’à cette époque, la vie des campagnes était moins monotone. Les exercices du corps, jeux de force et d’adresse, les divertissemens de diverse nature y jouaient un grand

  1. Contes et Discours d’Eutrapel, chap. XXXV.