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Au pied du lit, son petit chien, pelotonné en boule, veillait sur lui. Wladyslaw se pencha sur le moribond, passa la main sous la couverture : les jambes étaient glacées. Il se tourna vers moi avec un haussement d’épaules ; mais à peine avait-il esquissé ce geste de découragement que le mourant se redressa :

— Je vis encore ! je vis encore ! s’écria-t-il d’une voix si forte, si sonore, que jamais depuis je n’en ai entendu une pareille. Il ajouta : Je suis content que vous soyez venus, car je voudrais vous parler avant ma mort.

La vivacité fébrile avec laquelle il s’exprimait nous confirma que nous étions venus à temps. Nous échangeâmes un rapide regard, mais le malade surprit ce signe et le comprit :

— Je sais bien, dit-il vivement, que je vais mourir ; il est inutile de me cacher ce que je vois clairement. Si je vous ai fait demander, c’est que je sentais bien moi-même que j’allais m’en aller, sinon je ne parlerais pas… J’ai craint que personne ne vînt, que plus personne au monde ne m’entendît… et que Celui que vous nommez le Dieu de miséricorde ne soit parvenu à m’enlever jusqu’à la parole… Je vous remercie de votre bonté et vous souhaite, si jamais vous arrivez à la fin d’une vie aussi misérable que la mienne, de ne pas mourir abandonnés…

Kowalski se tut. Sur son front barré de plis profonds, les rides se creusaient et se détendaient, comme si son cerveau faisait un suprême effort pour réunir encore les pensées éparses qui voulaient s’échapper, et comme s’il eût voulu retenir de toutes les forces de sa volonté, durant quelques instans encore, les derniers lambeaux de vie qui lui restaient.

L’heure était très matinale. Du côté du levant, le soleil, qui s’élevait par-dessus les berges riantes du fleuve, inondait la muraille de deux brillantes gerbes lumineuses. Dehors, on sentait la vie monter de ces prairies infinies, de ces archipels aux îles verdoyantes ! Une exubérance de sève éclatait de toutes parts, et les échos de cette symphonie vivante, renforcés encore par la clarté toute-puissante du soleil, semblaient se réunir en un hymne de reconnaissance qui arrivait jusqu’au mourant et l’enveloppait.

Et dans ce contraste frappant, entre le misérable grabat de ce cadavre vivant et cette surabondance de vie, d’allégresse, de soleil et de chants mélodieux, il y avait une ironie amère, sarcastique et presque sacrilège.


Le menuisier parla : — Il y a longtemps, dit-il, quarante ans, peut-être. Je fus déporté dans les steppes d’Orenbourg. À cette époque, j’étais jeune, robuste, j’avais confiance en Dieu, en moi-même et dans les hommes. Je me figurais, à tort peut-être, n’avoir