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qu’être neutre, c’est être chargé de se défendre soi-même, que pour être efficace, une neutralité doit être armée. C’est l’opinion du roi des Belges; il a pris la peine de s’en expliquer dans une brochure verte, qui a fait quelque bruit. Il est fermement convaincu « que la vie des nations est un combat, que c’est le décret divin. » Les partisans de la paix perpétuelle ne parviendront jamais à abroger ce décret. Le train du monde sera toujours un train de guerre.


III.

Si dure, si haïssable que soit la justice rigoureuse, les peuples la préfèrent encore à la justice arbitraire, et le règne de la force leur est moins insupportable que celui du bon plaisir. Ceux qui voudraient voir vider tous les différends internationaux par voie d’arbitrage ne considèrent pas dans quel embarras se trouveront souvent les juges les plus sages, les plus impartiaux, les mieux intentionnés. Sauf quelques principes de droit des gens universellement acceptés, mais qu’il est toujours facile de fausser ou d’interpréter à sa guise, il n’est pas de textes qui règlent les rapports des nations et leur droit de propriété, et, à défaut de lois écrites, les arbitres ne consulteront que la loi naturelle. Elle leur suffira pour résoudre des questions très simples, et nous souhaitons qu’ils en résolvent beaucoup. C’est un précieux service qu’ils rendront aux plaideurs. Les petits procès, toujours coûteux, en engendrent souvent de grands ; ils ressemblent à ces petites pluies qui gâtent les chemins. Ce serait un grand avantage pour tout le monde si dans toutes les questions où il n’y va ni de leur honneur ni de leur salut, les gouvernemens consentaient à dompter leur humeur contentieuse et à recourir aux bons offices du juge de paix.

Mais dans toutes les affaires compliquées, dans tous les litiges où intervient le droit historique, dans toutes les causes qui ont une origine lointaine et qu’on ne saurait approfondir sans exhumer de vieux litres, sans fouiller les archives et la cendre des siècles morts, la justice naturelle devient bien vite trouble et flottante, et il faut recourir à l’histoire, qui est la sage conseillère des princes, mais qui est aussi le tourment des juges chargés de découvrir quelque certitude dans un amas d’incertitudes et de voir clair dans les ténèbres. Il n’est pas d’iniquités que le temps n’ait fini par consacrer, ni d’abus qu’il n’ait rendus respectables, ni d’acquéreurs malhonnêtes qui n’aient des titres en bonne forme à produire. Il n’est pas non plus de droits si évidens qu’ils ne deviennent douteux après un certain nombre d’années de non-exercice et d’abandon forcé.