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lutte outre idéalistes et naturalistes. À la vérité, j’en sais bien une autre explication, que je donnerai quelque jour ; mais elle sera plutôt historique, et elle n’empêche point celle-ci d’être la première ou la principale. On combat pour l’existence et pour la domination. Le naturalisme et l’idéalisme ne sont point, en effet, comme le romantisme au commencement du présent siècle, ou comme autrefois l’euphuisme en Angleterre, le cultisme en Espagne, le marinisme en Italie, de ces modes, ou peut-être de ces maladies passagères, qui s’en vont comme elles sont venues, quoique non pas sans laisser après elles, dans les littératures et dans l’art, des traces profondes, quelquefois même indélébiles. On ne devient point idéaliste ou naturaliste ; on l’est ou on ne l’est pas ; la volonté n’y peut pas plus qu’à la forme du visage ou à la couleur des cheveux. Mais, dans ces conditions, il n’est pas étonnant, — et il est d’ailleurs heureux, j’entends pour nous, simples mortels, — que l’on ne puisse pas réussir à s’entendre : « Les Égyptiens, dit Montesquieu, les meilleurs philosophes du monde, tuaient tous les hommes roux qui leur tombaient entre les mains : » et je ne me rappelle plus « i c’est Ribera ou un autre que l’on accuse d’avoir fait mourir le Dominiquin. Sans aller jusque-là, les naturalistes de tous les temps sont nés ennemis des idéalistes, qu’ils ont accusés de manquer du sens de la réalité, et les idéalistes n’ont pas eu de railleries assez méprisantes pour les naturalistes, auxquels ils ont reproché de n’avoir pas le sens de l’idéal. C’est que ce sont deux races d’hommes, naturellement hostiles ou antagonistes, deux grandes familles d’esprits, dont chacune sent bien qu’elle ne pourrait établir son empire que sur les débris de l’autre ; ce ne sont pas deux doctrines, deux systèmes, ou deux écoles ; et c’est que derrière ceux qui les personnifient dans l’histoire de la littérature ou de l’an, l’humanité tout entière se partage ou se divise entre elles.

Mais le plus grand avantage peut-être de nos définitions, c’est qu’en précisant deux conceptions extrêmes de l’art, elles permettent à toutes les autres de s’interposer entre elles, et, à nous, en conséquence, de classer ou de distribuer idéalement les écoles. À l’extrême gauche du naturalisme, quelques artistes intransigeans, qui peuvent être et qui sont même assez souvent d’habiles gens en leur métier, ne sont donc uniquement attentifs, dans la nature entière, qu’à ce qu’elle a de plus vulgaire, de plus laid et de plus repoussant : tel est le peintre, déjà nommé, des Demoiselles de la Seine, tel est l’auteur du Roman chez la portière ou des Bas-fonds de la société, tels sont encore, dans de grandes littératures, les comiques anglais du temps de la Restauration, ou, dans la littérature espagnole, les auteurs des romans picaresques, celui du Lazarille de Tormes, ou celui de la Fouine de Séville. Pour la crudité du langage, pour la bassesse des mœurs, pour le cynisme des actes, on sait sans doute qu’il n’y a rien au-dessous.