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de la vie, s’il ne relevait moins de l’observation que de la fantaisie, et si le souci de la vérité n’y tenait enfin trop peu de place.

Ceux-là seuls en effet sont les véritables idéalistes dans l’histoire de l’art qui ne s’écartent jamais de la nature, que pour lui faire exprimer quelque vérité originale et profonde, une conception nouvelle et substantielle de l’homme et de la vie. Aussi ne doit-on pas dire d’eux qu’ils altèrent la nature, qu’ils la corrigent ou qu’ils la modifient, mais plutôt qu’ils la prolongent, en y ajoutant ce qu’ils ont en eu » de différent d’elle-même, et non pas qu’ils la perfectionnent, mais qu’ils l’enrichissent de leur propre personnalité. J’entends ici qu’après que Shakspeare et Milton, après que Michel-Ange et Rembrandt, après que Rousseau même et que Goethe ont passé, la nature même s’est agrandie ; quelque chose de nouveau est apparu dans le monde ; il est plus vaste de tout ce qu’ils y ont apporté ; et une combinaison nouvelle de la nature s’est réalisée en eux, laquelle désormais fait à son tour partie de la nature. Voilà les vrais idéalistes, à qui, certes, il est tout simple que la nature entière n’apparaisse que comme un moyen, puisqu’ils sont eux-mêmes une fin dans la nature, et qui sont dans l’art les premiers des mortels, toutes les fois au moins que la faculté d’exécuter se trouve égale en eux à celle de concevoir.

Car, il faut bien l’avouer, c’est par là qu’ils pèchent ou qu’ils manquent, et capables qu’ils sont du premier Faust il arrive trop souvent qu’ils le soient aussi du second. La nature, qui est un document pour les naturalistes, n’est qu’un renseignement pour les idéalistes ; et, pour cette raison, comme aussi pour cette autre que chacun d’eux, étant complet, est unique en son genre, je n’oserais pas dire que ce soient de mauvais maîtres, mais ce sont au moins des maîtres dangereux, que l’on n’a jamais ni copiés, ni suivis impunément.

Aussi, comme les naturalistes ont leur gauche et leur extrême gauche, les idéalistes, à leur tour, ont-ils ce qu’on pourrait appeler leur extrême droite et leur droite. Leur droite, c’est tous ceux dont l’imagination déréglée ne vit que d’elle-même, sur sa propre substance, qui s’éloignent de la nature pour abonder systématiquement dans le sens de leur propre personnalité, qui ne distinguent plus le réel d’avec le chimérique, et qui finissent par prendre pour des idées les fantômes ou les fumées, si je puis ainsi dire, de leur orgueil échauffé. Tel chez nous Corneille, dans les tragédies de sa vieillesse, Othon, Sertorius, Attila ; tel Victor Hugo, non pas seulement dans les œuvres de ses dernières années, dans l’Âne ou dans le Pape, mais presque dans tous ses drames, et notamment dans Ruy Blas ou dans les Burgraves ; et tels, au-dessous d’eux, tous ceux de leurs imitateurs, — l’auteur de Rhadamiste ou celui de Tragaldabas, — qui n’ont pas compris que ce n’est pas en s’écartant de la nature que l’on peut enrichir l’art, mais seulement, comme nous le di-