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IV.

D’autres plaies ne sont pas moins profondes, et leur guérison est encore plus urgente : car elles font souffrir, non pas seulement une classe, mais le peuple presque entier, cette grosse majorité que le gouvernement tient à satisfaire. Avec les biens des émigrés, la révolution a confisqué les biens de toutes les sociétés locales ou spéciales, ecclésiastiques ou laïques, églises et congrégations, universités et académies, écoles et collèges, hospices et hôpitaux, même les biens des communes. Toutes les fortunes distinctes sont allées s’engloutir dans le trésor public, qui est un trou sans fond, et s’y sont perdues. — Par suite, tous les services qu’elles entretenaient, notamment la charité, le culte et l’éducation, meurent ou défaillent, faute d’aliment ; l’État, qui n’a pas d’argent pour lui, n’a pas d’argent pour eux. Ce qui est pis, il empêche les particuliers de s’en charger : étant jacobin, c’est-à-dire intolérant et sectaire, il a proscrit le culte, il a chassé les religieuses des hôpitaux, il ferme les écoles chrétiennes, et, de toute sa force, il s’oppose à ce que d’autres, à leurs propres frais, fassent l’œuvre sociale qu’il ne fait plus.

Et pourtant, jamais les besoins auxquels cette œuvre pourvoit n’ont été si forts ni si urgens. En dix années[1], le nombre des enfans abandonnés est monté de 23,000 à 62,000 ; c’est « un déluge, » disent les rapports : il y en a 1,097 au lieu de 400 dans l’Aisne, 1,500 dans le Lot-et-Garonne, 2,035 dans la Manche, 2,043 dans les Bouches-du-Rhône, 2,673 dans le Calvados. On compte 3,000 à 4,000 mendians par département, environ 300,000 en France[2]. Quant aux malades, infirmes et mutilés, incapables

  1. Rocquain, État de la France au 18 brumaire, p. 33, 189, 190. (Rapports de Français de Nantes et de Fourcroy.) — Statistique élémentaire de la Finance, par Peuchot (d’après un état publié par le ministère de l’intérieur, an IX), p. 260. — Statistiques des préfets, Aube, par Aubray, p. 23 ; Aisne, par Dauchet, p, 87 ; Lot-et-Garonne, par Pieyre, p. 45 : « C’est pendant la révolution que le nombre des enfans trouvés s’est accru à ce point extraordinaire par l’admission trop facile des filles mères et enfans trouvés aux hospices, par le séjour momentané des militaires dans leurs foyers, par l’ébranlement de tous les principes de religion et de morale. » — Gers, par Balguerie : « Beaucoup de défenseurs de la patrie sont devenus pères avant leur départ… Les militaires, en revenant, gardaient leurs habitudes de conquêtes… De plus, beaucoup de filles, faute de mari, prenaient un amant. » — Moselle, par Colchen, p. 91 : « Mœurs plus relâchées. En 1789, à Metz, 524 naissances illégitimes ; en l’an IX, 646 ; en 1789, 70 filles publiques ; en l’an IX, 260. Même augmentation pour les femmes entretenues. » — Peuchet, Essai d’une statistique générale de la France, an IX, p. 28. « Le nombre des naissances illégitimes, du 47e qu’il était en 1780, est monté à près du 11e des naissances totales, suivant les aperçus rapprochés de III, Necker et de M. Mourgue. »
  2. Rocquain, ibid., p. 93. (Rapport de Barbé-Marbois.)