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par les lois de la république. » Aux termes de la constitution impériale[1], « il jure » lui-même « de respecter et de faire respecter l’irrévocabilité de la vente des biens nationaux. »

Par malheur, un boulet de canon sur le champ de bataille, une machine infernale dans la rue, une maladie à domicile peut emporter demain le garant et les garanties[2]. D’autre part, les biens confisqués gardent leur tache originelle. Rarement l’acquéreur est bien vu dans sa commune ; on lui envie le bon coup qu’il a fait ; non-seulement il en jouit, mais tout le monde en pâtit. Jadis, tel champ dont il récolte les fruits, tel domaine dont il touche le fermage, défrayaient la cure, l’hospice et l’école ; à présent l’école, l’hospice et la cure meurent d’inanition, à son profit; il est gras de leur jeûne. Chez lui, sa femme et sa mère ont souvent le visage triste, surtout dans la semaine de Pâques; s’il est vieux, s’il devient malade, sa propre conscience se réveille; par habitude, par hérédité, cette conscience est catholique : il a besoin d’être absous par le prêtre au moment suprême, et se dit qu’au moment suprême il n’obtiendra peut-être pas l’absolution[3]. Au reste, il aurait de la peine à se persuader que sa propriété légale est une propriété légitime ; car, non-seulement elle ne l’est pas en droit pour le for intérieur, mais encore elle ne l’est pas en fait, sur le marché; à cet égard, les chiffres sont probans, quotidiens et notoires. Un domaine patrimonial qui rapporte 3,000 francs trouve acquéreur à 100.000 francs; tout à côté, un domaine national qui rapporte juste autant ne trouve acquéreur qu’à 60,000 francs; après plusieurs ventes et reventes, la dépréciation persiste et retranche aux biens confisqués 40 pour 100 de leur valeur[4]. Ainsi roule et se

  1. Sénatus-consulte organique du 28 floréal an XII (18 mai 1804). Titre VII, art. 53.
  2. Rcederer, III, 430432 (4 avril 1802, 1er mai 1802) : « Defermon me disait hier : « Tout cela ira fort bien tant que le consul vivra; le lendemain de sa mort, il nous faudra émigrer. » — « Depuis le navigateur jusqu’au fabricant, chacun se dit : — Tout est bien; mais cela durera-t-il?.. — Ce travail que nous entreprenons, ce capital que nous risquons, cette maison que nous bâtissons, ces arbres que nous plantons, que deviendraient-ils, s’il allait mourir?»
  3. Rœderer, III, 340. (Paroles du premier consul, 4 novembre 1800.) « Aujourd’hui, qui est-ce qui est riche? l’acquéreur de domaines nationaux, le fournisseur, le voleur. » — Les détails ci-dessus m’ont été fournis par des récits et anciens souvenirs de famille.
  4. Napoléon, Correspondance, lettre du 5 septembre 1795 : « Les biens nationaux et des émigrés ne sont pas chers; les patrimoniaux sont hors de prix. » — Archives nationales, Cartons 3144 à 3144, n° 1004, missions des conseillers d’état, an IX. (Rapport de Lacuée sur les sept départemens de la division de la Seine.) « Dans la Seine, la proportion entre la valeur des biens nationaux et patrimoniaux est de 8 à 15. » — Dans l’Eure, les biens nationaux de toute espèce se vendent du denier 9 au denier 12, les patrimoniaux du denier 20 au denier 22. On distingue deux sortes de biens nationaux : les uns de première origine (biens du clergé) ; les autres de seconde origine (biens des émigrés). Les seconds sont bien plus dépréciés que les premiers. Comparés aux biens patrimoniaux, dans l’Aisne, les premiers perdent un cinquième ou un quart de leur valeur, le seconds, un tiers; dans le Loiret, les premiers perdent un quart, les seconds un demi; dans Seine-et-Oise, les premiers perdent un tiers, les seconds trois cinquièmes ; dans l’Oise, les premiers sont à peu près au pair, les seconds perdent un quart. — Rœderer, III, 472 (décembre 1803). Dépréciation des biens nationaux en Normandie; « on ne les achète guère au-dessus du denier 15; mais c’est le sort de cette espèce de biens dans tout le reste de la France. » — Ibid., III, 534 (janvier 1809): « En Normandie, on ne place pas son argent à 3 pour 100 en biens patrimoniaux; on le place à 5 pour 100 en biens de l’État. » — Moniteur (4 janvier 1825ô). Rapport de M. de Martignac : « Les biens confisqués sur les émigrés trouvent difficilement des acquéreurs, et leur valeur dans le commerce n’est point en proportion de leur valeur matérielle. » — Duclosange. ancien inspecteur des domaines, Moyens de porter les domaines nationaux à la valeur des biens patrimoniaux, p. 7. « Depuis 1815. les biens nationaux ont été généralement achetés sur le pied d’un revenu de 5 pour 100, tandis que les patrimoniaux ne se vendent qu’au taux d’un revenu de 3 pour 100 et 4 pour 100 tout au plus. La différence pour cette époque est donc d’un cinquième et même de deux cinquièmes. »