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fomentée par la loi, le sacrilège est enjoint par le code pénal, sous peine d’amende ou de prison. De même que le raskolnik les faux orthodoxes achètent la connivence du pope ou le silence de l’ispravnik. Le privilège légal de l’église aboutit à la démoralisation du clergé et du peuple. En semant l’orthodoxie, l’apostolat officiel ne fait souvent germer que l’incrédulité. La politique n’y gagne pas toujours plus que la religion. Le bénéfice de conversions suspectes est compensé par les rancunes soulevées contre la Russie parmi ses sujets dissidens et leurs coreligionnaires étrangers.

En mainte région, grattez l’orthodoxe et vous retrouverez le païen ou le musulman. Des Tatars de Kazan, chrétiens depuis plusieurs générations, ont pétitionné pour être autorisés à retourner à l’islam. À cela quoi d’étonnant ? Nombre de musulmans ou d’idolâtres, Tatars, Tchouvaches, Kalmouks, Bouriates, allogènes finno-turcs ou mongols d’Europe ou d’Asie, ont été amenés au baptême par force ou par ruse. Les conversions improvisées, par aoul ou par tribu, ne sont pas entièrement passées de mode. En voici un exemple emprunté aux rapports de M. Pobedonostsef. C’était sous Alexandre III, à la mission du Transbaïkal. Les missionnaires cherchent d’habitude à gagner les chefs pour entraîner les tribus païennes. Un indigène sibérien, « le prince Gantimourof, » avait enjoint aux Orotchènes qui habitaient ses terres de se réunir aux bords de la rivière Samter pour être vaccinés. Là, un missionnaire qui accompagnait le prince leur fit une conférence sur l’utilité de la vaccine, en terminant par le conseil de purifier leurs âmes dans les eaux du baptême. Le prince Gantimourof appuya de sa parole la double prédication de l’apôtre de la vaccine et de l’orthodoxie ; et trente Orotchènes furent, séance tenante, vaccinés, puis « baptisés dans les tranquilles ondes du Samter[1]. » Cette manière de sauver à la fois l’âme et le corps donne à ces conversions sommaires, renouvelées de Vladimir ou de Charlemagne, quelque chose de bien moderne. Souvent on distribue des cadeaux aux nouveaux baptisés ; aussi, à l’instar des Saxons de Charlemagne, certains prosélytes se font-ils baptiser plusieurs fois. Après cela, on ne saurait être surpris de voir ces soi-disant chrétiens retourner à l’islam ou au lamaïsme. Chez beaucoup règne le paganisme sous sa forme la plus grossière, le chamanisme ; les chamans mêmes sont souvent baptisés.

Le clergé a compris que, pour faire des chrétiens, il ne suffisait pas de l’eau du baptême. Pour attacher à l’église les allogènes d’Europe ou d’Asie, le saint-synode a, depuis 1883, autorisé dans l’office l’emploi des langues indigènes concurremment avec le slavon.

  1. Compte-rendu du haut-procureur sur l’année 1883.