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autant que l’homme, elle subit l’influence de la réforme. Le christianisme l’avait affranchie, le protestantisme l’émancipait de toute tutelle. Il lui donnait des droits égaux à ceux de l’homme, lui reconnaissait même recours à ses lumières naturelles, mêmes facultés d’appréciation et de raisonnement, mêmes devoirs et mêmes responsabilités dans la vie présente. Elle devenait libre dans la grande affaire de son existence : le choix de son compagnon ; elle se mouvait à l’aise dans le cercle élargi de ses idées religieuses, n’y relevant que d’elle-même et y conformant volontairement ses actes. Dans ce domaine de sa conscience où nul ne pouvait pénétrer, où son Dieu seul pouvait se faire entendre, elle se recueillait et se reprenait ; le sentiment de la responsabilité sans limites se substituait à celui de l’obéissance sans discussion. Dans ces corps féminins surgissait une âme indépendante et virile. Ces femmes valaient des hommes.

Faites un pas de plus : affranchissez, en pensée, cette femme, des restrictions et des influences du milieu dans lequel s’est écoulée son enfance. Transportez-la, elle et les siens, à 1,200 lieues du sol natal, par-delà cet océan peu connu, à travers les tempêtes et les dangers d’une navigation aussi lente alors que périlleuse ; débarquez-la sur ces plages lointaines ; soumettez-la à l’influence de la solitude, des forêts sans fin, mystérieuses et profondes ; mettez-la aux prises avec cette vie nouvelle, se sentant non-seulement utile, mais nécessaire, ayant conscience du lourd fardeau qui lui incombe dans l’œuvre commune : l’époux, les enfans attendant beaucoup d’elle ; puis mesurez ses forces et sa tâche. Les unes suffisent à l’autre et sa foi la soutient. Dans le sentiment de son utilité, elle puise un courage ignoré d’elle-même ; sa pensée, ramenée sur ses occupations multiples, devient plus intense ; elle agit et elle prévoit, et, dans l’action incessante et la prévoyance continue, elle satisfait l’un des plus impérieux besoins de sa nature et de son cœur : se sentir le centre autour duquel tout gravite, indispensable à ceux qu’elle aime.

Plus elle a d’enfans, plus elle se sent riche. Les fils aident le père, les filles la secondent, son peuple s’accroît. Sur cette terre nouvelle, il faut coloniser et peupler. Dans cette solitude, elle n’a ni rivales à redouter ni tentations à vaincre. L’isolement lui est un piédestal ; elle grandit dans cette solitude qui la fait reine, près de ce modeste foyer où elle trône.

Cette période fut féconde. Si le blé levait dru dans les sillons tracés entre les souches d’arbres noircis par l’incendie et sur ce sol fertile à peine égratigné par la charrue, les enfans pullulaient dans les log cabins. La fièvre, inévitable compagne des défrichemens, emportait les plus faibles, comme au début elle avait terrassé