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possède et ne l’exerce encore que dans le cercle restreint de son home, et ce home lui-même, édifié au prix de tant de labeurs, va devenir incertain et précaire. Ces colons nouveaux débarqués d’Angleterre, ces compatriotes et coreligionnaires dont la présence semble doubler les forces et accroître la sécurité de ceux qui les ont précédés sur ces plages, font surgir des complications nouvelles, inattendues. Eux aussi réclament leur place au soleil, leur part du sol, et, franchissant la zone occupée, cultivée, ils s’enfoncent à leur tour dans la forêt, qu’ils refoulent devant eux, refoulant aussi l’Indien qui l’occupe, qui y chasse et s’estime chez lui. Il en vit, et, pour y trouver sa subsistance, le gibier dont il se nourrit, les fourrures et les pelleteries dont il trafique, il lui faut de grands espaces, non quelques hectares comme au blanc qui sème et récolte, mais des lieues entières. Devant la colonisation envahissante, le gibier fuit, et force est à l’Indien de le suivre plus avant dans cette forêt, son antique et silencieux domaine, retentissante aujourd’hui des coups de hache des colons, du crépitement des incendies qu’ils allument pour brûler les herbes et consumer les souches, semée de vastes clairières où chaque jour s’élèvent une hutte nouvelle, remplacée par une maison solide, des hangars, des greniers qu’entourent des champs défrichés, clos de haies ou de barrières.

Devant cette dépossession graduelle, l’Indien s’étonne, puis s’irrite. Ses plaintes restent sans écho. Bien traité, ménagé au début par des colons qui le redoutaient, il devient suspect, gênant, ainsi qu’un propriétaire que l’on exproprie sans droit et sans indemnité, menaçant comme un ennemi dont on a tout à craindre. Le mépris naturel de l’Anglais pour toute race inférieure se double bientôt de haine contre ces païens réfractaires à toute civilisation comme à tout enseignement religieux, superstitieux et cruels, scalpant l’ennemi vaincu et olïrant à leurs sanguinaires divinités des sacrifices humains. Si les Indiens sont les premiers occupans du sol, ils n’en sauraient rester les maîtres. En droit, ce sol appartient à la race supérieure qui le défriche, le met en valeur, l’arrose de ses sueurs, le détient au nom de Dieu et du roi et ne le lâchera plus.

C’est la guerre avec l’Indien. On s’y résigne et l’on s’y prépare ; la ferme devient forteresse, l’on se concentre et on s’unit. Il fallait pareil danger pour renoncer à l’isolement volontaire, instinctif, pour rapprocher ces hommes qui, bien que compatriotes, amenés là par des aspirations identiques, en communauté de langue, d’idées, de croyances religieuses, mettaient encore l’indépendance personnelle au-dessus de tout et se renfermaient jalousement dans le cercle restreint de leur famille. Force est bien d’abaisser ces barrières, de faire cause commune contre l’ennemi commun, contre