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l’esclave qui lui coûte peu et qui se multiplie à mesure que la culture s’étend ?

Dans ce domaine nouveau, l’influence de la femme domine. En quittant l’Angleterre, elle n’y a laissé ni ses habitudes ni ses traditions. Tout émigrant, riche ou pauvre, porte un monde avec lui : monde invisible d’idées, résultat de l’éducation première, héritage des générations précédentes, dont on ne s’affranchit, quand on s’en affranchit, qu’à la longue, mais que la plupart consentent pieusement. N’est-ce pas là le fond même de l’individualité, ce qui fait du colon un être distinct des autochtones, s’estimant supérieur à ceux dont il occupe le sol et qu’il soumet ou supprime ? Par ce côté là seulement il se sent au-dessus de l’Indien, civilisé vis-à-vis du sauvage, chef naturel et prédestiné.

Aristocrate d’origine, imbue des préjugés de sa race et de son milieu, la nouvelle venue va les implanter sur ce sol nouveau, y faire revivre la distinction des rangs et des classes, enseignera ses descendantes, à l’Américaine moderne, ce culte des supériorités sociales, ce respect du nom, de l’hérédité, qui contrastent singulièrement avec des institutions républicaines aujourd’hui séculaires. Déjà, en 1773, à Harvard, les écoliers étaient classés, non par rang d’âge ou de mérite, mais conformément à la condition de leurs parens. Suzeraine et châtelaine, la femme du sud maintenait les privilèges, s’acquittait des charges de son rang. La résidence de son mari était renommée pour son hospitalité.

Ces gentilshommes, descendans de gentilshommes, n’avaient pas seulement gardé les goûts de vie large contractés à la cour des Stuarts. Ils en conservaient le cadre. Sur leurs plantations prospères s’élevaient de vastes résidences semblables à celles qu’ils habitaient en Angleterre, aux cheminées massives, aux toits aigus, aux escaliers d’acajou, aux étroites fenêtres et aux larges piazzas. Ils en conservaient aussi les traditions sociales. Les mémoires de Mrs Quincy, qui font revivre ce monde évanoui, nous le montrent fidèle aux modes et aux manières anglaises, cérémonieux, d’une courtoisie hautaine avec les inférieurs, maintenant son rang et gardant sa place, mettant entre l’esclave et lui l’intermédiaire obligé d’un majordome blanc, d’un valet qui transmet les ordres. Une lady du temps fait publier dans le Maryland Gazette qu’elle a besoin d’un laquais « pour servir à table, nettoyer les couteaux, mettre le couvert, porter ses ordres, sachant raser et friser les perruques, parler français, aussi honnête que les temps le comportent et aussi sobre que faire se peut. »

Mrs Peace Hazard, de Newport (Rhode Island), raconte que sa grand’mère, après avoir distribué la plus grande partie de ses