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essence créatrice d’autres essences exclusives d’elle-même, c’est un amas de contradictions, »

On essaie d’expliquer la diversité dans la matière par le mouvement. Mais le mouvement n’est qu’un déplacement, une translation : ce n’est pas un principe ; il ne peut produire que des arrangemens différens : c’est aussi ce qu’on accorde ; mais cela suffit-il ? D’abord, comment une cause homogène déterminerait-elle des mouvemens indéfiniment divers ? Puis, comment des arrangemens géométriques produiraient-ils des propriétés effectives ? Comment une simple modalité serait-elle une cause ? Comment surtout l’organisation, la spontanéité vivante, la pensée enfin, seraient-elles le produit d’une figure de géométrie ? D’ailleurs l’isomérie, en chimie, nous montre des arrangemens identiques coïncidant avec des propriétés différentes.

Suivant Lamennais, la notion de l’unité dans la variété et de la variété dans l’unité ne peut être tirée que de l’esprit. C’est la conscience du moi qui nous donne le sentiment permanent de l’unité multiple et de la multiplicité une. C’est là une vue à remarquer chez notre auteur, car elle y est rare. Presque jamais il ne fait appel au témoignage de la conscience. Ses vieilles antipathies contre Descartes et contre le psychologisme moderne le portent toujours de préférence vers la philosophie objective plutôt que vers la philosophie du moi. Il est cependant obligé d’y arriver et en définitive de reconnaître que la notion de l’un et de plusieurs, qui est le fond de toute philosophie, vient de la conscience ; que par conséquent le principe de sa doctrine, à savoir la substance et ses propriétés, n’a pas été découvert a priori par une intuition absolue, mais par une application à l’absolu de ce qui est donné dans le moi.

Se refusant à admettre la conception fondamentale de Descartes, que tout ce qui se passe dans les corps s’explique par la matière et le mouvement, Lamennais se trouve ramené, sans le savoir, à la doctrine aristotélique et scolastique des formes substantielles : « Nul être ne diffère d’un autre être que par la détermination, la forme, la nature qui le constitue proprement ce qu’il est. Toute nature, toute forme, toute détermination est absolue en soi ; elle est ou elle n’est pas ; elle ne peut devenir une autre nature, une autre forme ; car elle serait à la fois dans son unité deux choses dissemblables, deux choses qui s’excluent. » Il essaie d’éclaircir son idée par l’exemple des combinaisons en chimie : « La combinaison n’est pas, comme le mélange, un pur rapprochement dans l’espace des molécules étendues des corps ; elle affecte les essences, et dès lors ne peut être conçue que comme l’absorption de certaines formes par