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révolution produit ce tout complexe si merveilleux que l’on appelle le corps humain. Les facultés se développent suivant la même loi, depuis l’obscure conscience de lui jusqu’à l’entier épanouissement de l’intelligence. Or la loi qui a présidé à l’évolution de l’homme intellectuel a dû présider également à l’évolution de l’humanité. Le genre humain a eu son enfance, c’est-à-dire cette innocence primitive qui a cessé avec l’apparition de la liberté, c’est-à-dire avec le péché. Est-ce là un mal ? Qui oserait le dire ? Qui oserait dire que l’enfant dépourvu de raison est supérieur à l’homme ? Qui ne plaindrait celui qu’un vice d’organisation, un isolement fortuit, condamnerait à vieillir dans une éternelle enfance ? Telle est l’origine du mal moral. Quels en sont les remèdes ? Comme il a combattu l’explication théologique du mal, il combat aussi l’hypothèse théologique d’une réparation surnaturelle, c’est-à-dire la doctrine de la rédemption. Cette hypothèse, et en général l’hypothèse du surnaturel, implique contradiction. Il n’y a que deux sortes de lois : les lois de l’infini et les lois du fini. Mais les unes et les autres, dans leur propre sphère, sont naturelles. Les lois qui régissent la nature de Dieu sont aussi naturelles en Dieu que les lois qui régissent la nature de l’homme sont naturelles en l’homme ; mais introduire dans l’ordre fini les lois qui régissent l’infini (et c’est en cela que consiste essentiellement le surnaturel), c’est la violation de la nature des choses. Appliquer à la solution du problème du mal cette doctrine qui met entre les mains de Dieu le salut des hommes conduit à la prédestination, et engendre soit un fanatisme sombre et lugubre, soit une superstition funeste. Elle détourne l’homme d’une lutte corps à corps contre le mal ; soit dans la nature, soit dans la société. Si cette doctrine dominait seule, sans les résistances que lui oppose la conscience humaine, la terre, par l’inertie des bons, serait transformée en un lieu de misère indicible, d’inénarrable désolation, en une sorte de demeure infernale. C’est donc dans la nature nième que l’homme doit chercher le remède : c’est par l’intelligence et l’amour que nous pouvons lutter contre le mal. « La lumière et l’attrait, voilà la grâce selon la nature. Ainsi la grâce, c’est la nature, et la nature, c’est la grâce. » Par les lois de la nature elle-même, c’est-à-dire par le développement de l’intelligence et de l’amour, le mal tend sans cesse à diminuer dans le monde. Il y aura toujours, et de plus en plus, plus de bien et moins de mal. Si l’on s’y trompe souvent, c’est qu’on considère plutôt les individus que les peuples, et plutôt les peuples que le genre humain tout entier, et aussi parce que l’un des effets du progrès est de rendre moins vif le sentiment des biens que l’on possède que celui des biens qui manquent encore.

On remarquera que Lamennais, qui dans sa vie a sans cesse