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absolue. Le droit n’est pas une réalité d’essence supérieure, intangible et imprescriptible ; pour exister pleinement, il doit se traduire dans le fait. Réciproquement le fait, par cela seul qu’il existe, a quelque dignité et quelque droit au respect. De sa double éducation chrétienne et philosophique, l’esprit allemand a retenu qu’il y a un cours des choses, légitime en soi et supérieur à la volonté et à la conscience de l’homme. Peu importe que vous y reconnaissiez les conseils impénétrables d’une Providence, ou la loi fatale de l’évolution universelle. De toute manière, notre idée humaine, c’est-à-dire faillible, du droit et de la justice, doit s’incliner à la fin devant la nécessité des faits. C’est le jugement de Dieu qui décide en dernier ressort. Si vous préférez, ceux qui l’emportent dans la lutte pour la vie sont aussi ceux qui méritaient de vaincre : car ils ne sont pas supérieurs parce qu’ils sont victorieux, mais au contraire ils ont été victorieux parce qu’ils étaient supérieurs. En ce sens on peut dire, non que la force prime le droit, mais qu’elle l’exprime. C’est la fameuse théorie de Hegel si souvent citée, si rarement comprise. Elle ne sacrifie pas brutalement le droit à la force : elle est un effort pour concilier le fait et le droit, et pour les réunir dans une loi unique qui gouverne l’ensemble des choses.

Au point de vue pratique, cette disposition d’esprit, qui voit le droit immanent au fait, conduit à un respect, non pas servile, mais plutôt mystique, de la force qui triomphe et de l’autorité qui commande. De là le loyalisme obstiné dont les Allemands, en mainte circonstance, ont fait preuve envers leurs maîtres héréditaires. De là la force pour ainsi dire organique du particularisme, qui a si longtemps tenu en échec leur désir de l’unité, et que le prince de Bismarck lui-même a évité de froisser en la domptant.

Mais on se défie peut être de ces considérations générales d’ordre |_psychologique, qui cependant jettent un jour singulier sur toute l’histoire d’une nation. Les faits vont témoigner devant nous dans le même sens. Précisément, les années qui précédèrent la révolution française virent se produire des événemens importans qui sollicitèrent vivement l’opinion publique et la mirent en demeure de se prononcer. Il apparut alors que l’Allemagne, quelques progrès qu’elle eût faits d’ailleurs, était encore bien loin d’entreprendre et même de désirer une transformation politique.

Joseph II, au début de son règne, s’était proposé de rendre quelque vigueur à l’empire. Il-voulait en raffermir l’autorité et en rajeunir les institutions; il s’efforça surtout de réformer les tribunaux d’empire, dont la lenteur et la vénalité étaient proverbiales. L’opinion accueillit d’abord ces projets avec faveur ; mais, pour les mener