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petit article du Deutsches Museum (octobre 1783) est significatif. Le margrave de Bade a bien fait, sans aucun doute, dit l’auteur anonyme. Ses paysans étaient en état de profiter de l’émancipation qu’il leur a généreusement octroyée. Mais cet exemple serait-il bon à suivre partout? Devrait-on affranchir aussi du servage les paysans de la Poméranie, de la Moravie, de la Pologne? Ce serait empirer leur condition au lieu de l’adoucir. Ils ne sont pas assez civilisés pour s’appartenir à eux-mêmes; leur pays manque de canaux, de routes, de moyens de communication. Les abandonner à leur propre initiative serait les livrer à la misère. Il vaut mieux que l’état ou le seigneur reste chargé de leur bien-être. Tel était aussi l’avis de Justus Möser, le célèbre écrivain d’Osnabrück.

Ainsi, lorsque nous lisons, dans les Fragmens politiques de Schlosser : «Qui a plus de droit que le paysan à prendre part à la fixation et à la répartition des impôts ? Seul il est attaché à la terre, seul il fait la nation ! » gardons-nous de voir là un équivalent du mot de Sieyès. C’est plutôt un écho des doctrines de Rousseau, c’est l’indication d’une tendance, et non pas le désir net et précis d’une grande réforme sociale, devant laquelle ceux mêmes qui en parlaient eussent reculé. Sans la secousse terrible d’Iéna, Stein, avec toute son énergie, n’aurait pu, en 1808, briser les résistances de toute espèce qui s’opposaient à l’émancipation des serfs prussiens. A plus forte raison, vingt ans auparavant, avant le bouleversement causé par la révolution, dans cette Allemagne morcelée entre tant de petits souverains, un affranchissement général ne pouvait être qu’un rêve. Ce qui reste vrai, c’est que les écrivains politiques commencent à songer au paysan et à s’inquiéter de son sort. Cette préoccupation seule est déjà un progrès. D’ailleurs, dans cette seconde moitié du XVIIIe siècle, le paysan, comme on sait, était à la mode. Les théories des physiocrates, alors en plein succès, attiraient l’attention sur les agriculteurs. Si la terre est la source de toute richesse, ceux qui la cultivent deviennent les personnages les plus indispensables de l’État, Il est naturel que les regards du législateur et de l’homme d’état s’arrêtent sur eux. Puis on raffolait de la nature, récemment découverte par Rousseau. L’homme des champs est l’homme de la nature ; ses mœurs simples et frugales sont opposées sans cesse à la corruption et au luxe de l’homme des villes.

Pour être juste, cela allait plus loin qu’une mode. Derrière l’engouement des gens frivoles et la banalité des imitateurs, il y avait une des idées les plus fécondes de Rousseau et de Kant, une de ces idées qui sont l’honneur du XVIIIe siècle dans l’histoire, et qui n’ont pas fini encore de porter leurs fruits. La valeur de la personne humaine est absolue : si humble que soit sa vie, si misérable