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ou brisées comme des obus ; — sous les pieds, toutes les variétés du polyèdre sculptées dans le granit ou le silex le plus dur, hérissées comme des pyramides, tranchantes comme des yatagans, glissantes comme des galets !

Disséminée dans ses zigzags, à tous les étages du sentier, notre petite caravane, qui se compose d’une douzaine d’hommes avec une quinzaine d’ânes et de mulets, semble toute une armée en marche. Nous rions souvent d’avoir ainsi les uns sur les autres, de bas en haut ou de haut en bas, en raccourcis de caricatures, une vue presque perpendiculaire. La moindre chute ne le serait pas moins. — Heureusement tout va bien, et le jarret de nos bêtes est infatigable. On les voit parfois, comme le cabri de Leconte de Lisle :


Les quatre pieds posés sur un caillou branlant,


prendre de là un élan vigoureux pour franchir sans encombre une entaille du sol, ou bien circuler à pas inégaux à travers tous les caprices d’une minéralogie hostile, avec l’aisance de ces ânes de cirque dont le métier consiste à marcher sur des bouteilles. De temps en temps nous rencontrons, sur un espace de quelques centaines de mètres, des vestiges de routes turques : ce sont de grosses pierres plus ou moins rondes, placées côte à côte dans tous les plans, souvent l’arête en l’air, formant, en somme, une voie plus impraticable que le reste, bonnes, tout au plus, jadis, à résister sous le passage des canons. On les évite avec soin.

Mais les préoccupations matérielles du chemin s’effacent devant la grandeur et la magie croissantes du décor : à notre droite, l’immense Parnasse, enfoncé dans une brume menaçante, a l’air de présider une assemblée d’orages… Devant nous, le soleil, couché depuis longtemps, dore encore quelques nimbes attardés autour des hautes cimes.

Le vent, plus vif avec le soir, détache peu à peu ces écharpes vermeilles qui se font une agrafe de chaque rocher qu’elles rencontrent, et dans le déroulement des vapeurs l’œil croit reconnaître à demi Pégase s’envolant à grands coups d’aile ou la silhouette immortelle de quelque buveur d’ambroisie ; sommes-nous donc dans le vestibule de l’Olympe ?

Le ciel, un ciel d’améthyste moucheté de quatre ou cinq grandes étoiles, plafonne admirablement. Tout à coup, au front vénérable de l’Hélicon, la lune, le pur croissant de Diane, apparaît : instant solennel ! Émotion sacrée, quelle es-tu pour remuer à ce point la fibre païenne demeurée au fond de nos cœurs ?

Et je cherchais en moi-même la source, la raison d’être de ce