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Or, quand on doit dormir aussi mal, le proverbe : Qui dort dîne, perd les trois quarts de sa vertu consolatrice. N’hésitons pas et poursuivons la route. Une lutte s’engage avec notre cavalerie, dont l’opinion semble être qu’une auberge est faite pour s’y arrêter. — Nous transigeons pour quelques lampées d’eau fraîche à l’abreuvoir ; après quoi, aux cris des agoyates et la courbache faisant son office sur les croupes indociles, nous sortons de ce repaire, et reformons sous la lune notre procession de nécromans.

Avec toute sa virtuosité dans le fantastique et le terrible, Gustave Doré, sous l’inspiration de Virgile, n’eût rien imaginé de plus dramatique que ces entassemens de roches colossales dont la nature se hérisse autour de nous. Non loin du chemin que nous suivons, peut-être au fond de ce précipice, sur le bord duquel nos bêtes font des prodiges d’équilibre, doit couler le Lethé qui mène aux enfers. Oui, ce sont bien des apparitions infernales dont la silhouette surgit tout à coup au haut d’une crête ou se découpe en noir sur un hiatus plus clair de l’horizon. C’est un sphinx prêt à bondir, un centaure pétrifié, une Euménide lançant l’imprécation vengeresse, un titan dans les convulsions du supplice. Et ce n’est pas sans charme, un charme un peu factice, si l’on veut, que l’esprit s’abandonne à ces évocations de l’empire souterrain, savourant ainsi, en sécurité, avec le dilettantisme du sceptique, toutes les horreurs d’une fantasmagorie inoffensive.

Une heure, deux heures encore se passent.

La nuit est devenue opaque. Toujours pas de village : aucune maison ; pas une lumière, rien. Serions-nous dans une mauvaise voie ? Une inquiétude nous saisit : deux de nos compagnons qui, depuis notre entrée dans les gorges, ont pris les devans avec leurs agoyates, n’ont pas reparu. Nulle trace de leur passage. Sont-ils égarés ? Sont-ils parvenus au gite ? Nous-mêmes y arriverons-nous ? On questionne les guides, non sans mauvaise humeur, comme si les pauvres diables en pouvaient mais de la longueur du chemin. Pourtant un peu de méfiance est chose assez naturelle. Les souvenirs du klephte nous reviennent en mémoire, et nous serions, après tout, de bonne prise : un ministre, trois secrétaires d’ambassade, un membre de l’école d’Athènes, de quoi se faire payer une rançon fort respectable par le gouvernement du roi George, ou renouveler la sinistre surprise de Marathon. Mais tout va bien ; ce sont nos agoyates, la main sur le cœur, qui l’affirment ; notre chef d’équipages, à son tour, le brave Sotéri, dont c’est la seconde campagne dans ces parages, nous l’atteste en son français de nègre : « Pour zour, monzié, bon zemin. Arachovo, là-bas. — Enfin, combien jusque-là ? — Tria tétarta. » Encore trois quarts