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tout ce que la nature autour de nous rassemblait de classiquement infernal. Quoi donc ? ces rochers, ou plutôt tous ces monstres virgiliens émanés du Tartare, Gorgones, suppliciés fabuleux, centaures si superbes sous le crépuscule, dans leur tragique horreur, n’auraient été que des roches ! Jamais ! Plutôt faire de toute la bibliothèque des touristes un holocauste à la fable.

Nous devons rencontrer sur notre gauche les ruines d’une tour hellénique, vedette avancée qui signale les approches du sanctuaire. Et, en effet, la voilà dorée au loin par le premier rayon de soleil qui ait percé la bruine et profilant son rectangle rose sur les flancs plus sombres de l’Hélicon. De près, ce n’est guère qu’une redoute assez modeste dont les débris conservent pourtant cette admirable netteté des plans et des arêtes qui distinguent tous les édifices de la vieille Grèce. Elle domine la vallée et gardait surtout la route dont une brusque avancée des rochers vers le précipice fait, à cet endroit, un passage fort difficile. Les pentes qui descendent vers le fond de la vallée sont plantées d’oliviers et de vignes. Jadis, comme aujourd’hui, le pampre couvrait les flancs de l’immense ravin, et c’est ici qu’ivres de raisin, lors des fêtes consacrées, bacchantes et corybantes travestis en panthères et brandissant la pomme de pin, déroulaient dans les montagnes leurs sarabandes orgiaques et déliraient sous le ciel étoile.

Mais il fait beau, c’est le matin ; quelques hautes cimes resplendissent. L’esprit a pris un autre tour et n’offre plus la même prise au souffle des souvenirs mythologiques.

Sur la droite se rencontrent çà et là quelques grottes sépulcrales pratiquées dans le roc : excavations béantes, dépouillées depuis des siècles de leurs sarcophages et pareilles à des bouches éternellement ouvertes pour protester contre les mains sacrilèges qui les ont violées.

Un peu plus loin, près d’une bifurcation de la route, nous nous arrêtons un instant devant une double porte d’un beau caractère, creusée dans la muraille granitique que nous côtoyons. Les vantaux de pierre sont brisés ; quelques arbrisseaux, une vigne sauvage, un figuier, servent de cadre à cette porte demi-close et ajoutent au mystère qui en garde le seuil une inexprimable mélancolie.

Encore quelques sépulcres vides, et, subitement un dernier coude du chemin fait tomber le pan de montagne qui nous cachait la ville sainte. Delphes ! j’allais dire Jérusalem.

La voilà disposée en amphithéâtre, sur le flanc des roches Phœdriades. À notre gauche et devant nous, l’Hélicon recule, la vallée du Pléistos s’évase, et dans ce brusque élargissement du décor, au loin, tout au bout de la plaine qui commence au pied des monts