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garnisaires ; depuis 1800, 5,000 ou 6,000 percepteurs et autres agens du fisc, honorables, honorés, n’ont besoin que de faire à domicile leur travail de bureau et aux jours dits leur tournée régulière, pour percevoir, sans vexations et avec très peu de contrainte, une somme plus que double : avant 1780, l’impôt direct rapportait environ 170 millions[1] ; à partir de l’an XI, il en rapporte 360[2]. Du même coup, et par un contrecoup merveilleux, l’ancien taillable, notamment le paysan propriétaire, le petit cultivateur « indéfendu », le privilégié à rebours, le souffre-douleur de la monarchie est déchargé des trois quarts de sa charge immémoriale[3]. D’abord, par l’abolition de la dîme et des droits féodaux, il reprend un quart de son revenu net. le quart qu’il payait au seigneur et au clergé ; ensuite, par l’application de l’impôt direct à toutes les terres et à toutes les personnes, sa quote-part est réduite de moitié. Avant 1789, sur 100 francs de revenu net, il en versait 14 au seigneur, 14 au clergé, 53 à l’État, et n’en gardait que 18 ou 10 pour lui-même : depuis 1800, sur 100 francs de revenu net, il ne paie plus rien au clergé ni au seigneur, il ne paie guère à l’État, au département et à la commune que 21 francs, et il garde 79 francs dans sa poche[4].

  1. Necker, De l’administration des finances, I, 164, et Rapport aux états-généraux, 5 mai 1789. (On arrive au chiffre de 170 millions en combinant ces deux documens, et en remarquant que le 3e vingtième est supprimé en 1789.)
  2. Charles Nicolas, les Budgets de la France depuis le commencement du XIXe siècle (par tableaux). — De Foville. ibid., 356. — En l’an IX, le total des contributions directes est de 308 millions ; en l’an XI, de 360 : en l’an XIII, de 376. On estime à 1,500 millions le total du revenu net de la propriété foncière en France vers 1800.
  3. C’est seulement à partir de 1816 qu’on peut démêler le total de chacune des quatre contributions directes (foncière, personnelle, mobilière, portes et fenêtres). En 1821, la foncière est de 265 millions, et les trois autres ensemble font 67 millions. Si l’on prend le chiffre de 1,580 millions auquel l’administration évalue pour cette date le revenu foncier net de la France, on trouve que, sur ce revenu, la foncière prélève alors 16,77 pour 100, et que, jointe aux trois autres, elle prélève alors sur le même revenu 21 pour 100. — Au contraire, avant 1789, les cinq impôts directs correspondans, joints à la dîme et aux droits féodaux, prélevaient sur le revenu net foncier du taillable 81,71 pour 100. (Cf. l’Ancien Régime, 452, 453, 459 et suivantes.)
  4. Ce chiffre est capital, et mesure la distance qui sépare l’ancienne et la nouvelle condition de la classe laborieuse et pauvre, surtout à la campagne ; de là les sentiment tenaces et les jugemens du peuple à l’endroit de l’Ancien régime, de la Révolution et de l’Empire. — Tous les renseignemens locaux convergent dans le même sens ; j’ai vérifié de mon mieux le chiffre ci-dessus : 1er  par les Statistiques des préfets de l’an IX à l’an XIII et au-delà (imprimées) ; 2o  par les rapports des conseillers d’état en mission pendant l’an IX (publiés par Rocquain, et en manuscrit aux Archives nationales) ; 3o  par les rapports des sénateurs sur leurs sénatoreries et des préfets sur leurs départemens, en 1806, 1809, 1812, en 1814 et 1815 et de 1818 à 1823 (en manuscrit aux Archives nationales) ; 4o  par les observations des étrangers qui voyagent en France de 1802 à 1815. — Par exemple (A Tour through several of the Midland and western departments of France, 1802, p. 23) : « Pas de dîmes, de taxes ecclésiastiques, de taxe des pauvres… le total des taxes prises ensemble ne dépasse qu’un peu le sixième du revenu (rent-roll) d’un homme, c’est-à-dire prend 3 shellings 6 pence par livre sterling. » — (Travels through the south of France, 1807 and 1808, par le lieutenant-colonel Pinkney. citoyen des États-Unis, p. 162.) A Tours, une maison à deux étages, avec six ou huit fenêtres de façade, écurie, remise, jardin et verger, se loue 20 livres sterling par an, plus l’impôt qui est de 1 livre 10 shellings à 2 livres pour l’état, et d’environ 10 shellings pour la commune. — (Notes on a journey through july, august and september 1814, par Morris Birbeck, p. 28.) Près de Cosne (Orléanais), un domaine de 1,000 acres de terres labourables et de 500 acres de bois est loué pour neuf ans, moyennant 9,000 francs par an, plus l’impôt qui est de 1,600 francs. — (Ibid. p. 91. « Visité la Brie. Bien cultivée, selon le vieux système triennal, blé, avoine et jachère. Loyer (rent) moyen de la terre, 10 francs par acre, plus l’impôt qui est 1/5 du loyer. » — Rœderer, III, 474 (sur la sénatorerie de Caen, 1er décembre 1803). « La contribution directe est là dans une proportion très modérée avec le revenu, elle se paie sans grande difficulté. » — Les voyageurs cités plus haut et beaucoup d’autres sont unanimes pour constater le bien-être nouveau du paysan, la mise en culture de tout le sol, l’abondance et lu bon marché de toutes les denrées. (Morris Birbeck, p. II.) « Chacun m’assure que la richesse et le bien-être des cultivateurs du sol a doublé depuis vingt-cinq ans. » — (Id., p. 43, à Tournou-sur-le-Rhône.) « Je n’avais pas l’idée d’un pays aussi complètement cultivé que celui que nous avons vu depuis Dieppe jusqu’ici. » — (Id., p. 51, à Montpellier.) « Depuis Dieppe jusqu’ici, nous n’avons pas vu, parmi les gens de la classe laborieuse, une seule de ces figures faméliques, usées, misérables, que l’on peut rencontrer dans chaque paroisse, je dirai presque dans chaque ferme de l’Angleterre… Un pays vraiment riche, et pourtant il y a très peu d’individus riches. » — Robert, de l’Influence de la révolution sur la population, 1802, p. 41. « Depuis la révolution, j’ai observé, dans le petit village de Saint-Tulle, que la consommation de la viande a doublé ; les paysans, qui autrefois vivaient de lard salé et ne mangeaient de bœuf qu’à Pâques et à Noël, mettent très souvent dans la semaine le pot-au-feu, et ont échangé le pain de seigle contre le pain de froment. »