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garantie contre les empiétemens de l’État, mieux garantie que par les constitutions les plus savantes, car l’institution était une coutume imprimée dans les âmes ; en d’autres termes, une convention tacite, immémoriale[1], acceptée par le sujet et par l’État, proclamant que, si l’État avait droit sur les bourses, il n’avait pas droit sur les personnes : au fond et en fait, le roi, dans son office principal, n’était qu’un entrepreneur comme un autre ; il se chargeait de la défense nationale et de la sécurité publique, comme d’autres se chargent du nettoyage des rues ou de l’entretien d’une digue ; à lui d’embaucher ses ouvriers militaires, comme ils embauchent leurs ouvriers civils, de gré à gré, à prix débattu, au taux courant du marché. Aussi bien, les sous-entrepreneurs avec lesquels il traitait, le colonel et les capitaines de chaque régiment, subissaient, comme lui, la loi de l’offre et de la demande ; il leur allouait tant par recrue[2], pour remplacer les manquans, et ils s’obligeaient à maintenir au complet leur équipe. C’est eux qui, à leurs risques, à leurs frais, devaient se procurer des hommes, et le racoleur qu’ils dépêchaient, avec un sac d’écus, dans les tavernes, y engageait des artilleurs, des cavaliers ou des fantassins, après marchandage, à peu près comme on y engage des balayeurs, des paveurs ou des égoutiers.

Contre cette pratique et ce principe, la théorie du Contrat social a prévalu ; on a déclaré le peuple souverain. Or, dans cette Europe divisée, où les États rivaux sont toujours proches d’un conflit, tous les souverains sont militaires ; ils le sont de naissance, par éducation et profession, par nécessité ; le titre comporte et entraine la fonction. Par suite, en s’arrogeant leurs droits, le sujet s’impose leurs devoirs ; à son tour, pour sa quote-part, il est souverain ; mais, à son tour et de sa personne, il est militaire[3]. Dorénavant, s’il nait électeur, il naît conscrit : il a contracté une

  1. Gebulin, p. 270. Presque tous les cahiers du tiers-état en 1789 demandent l’abolition du tirage au sort, et presque tous lus cahiers des trois ordres sont pour le service volontaire, contre le service obligatoire ; la plupart demandent, pour année, une milice de volontaires engagés au moyen d’une prime ; cette prime ou prestation en argent serait fournie par les communautés d’habitans, ce qui, en fait, était déjà le cas pour plusieurs villes.
  2. Albert Habeau. ibid., 238. « On allouait aux colonels seulement 100 francs par homme ; mais, cette somme étant insuffisante, il fallait prélever le surplus sur les appointemens des officiers. »
  3. Le principe a été posé tout de suite par les Jacobins. (Yung, ibid., 19, 22, 145. Discours de Dubois-Crancé dans la séance du 12 décembre 1789.) « Tout citoyen deviendra soldat de la Constitution. » Plus de tirage au sort ni de remplacement. Tout citoyen doit être soldat, et tout soldat citoyen. » — Le principe est appliqué pour la première fois par l’appel de 300,000 hommes (26 février 1793), puis par la levée en masse (octobre 1793) qui amène sous les drapeaux 000,000 soldats, volontaires de nom, mais conscrits de fait. (Baron Poisson, l’Armée et la Garde nationale, III, 475.)