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chancelier, retiré du monde et des affaires actives, absent depuis plusieurs années de toutes les cérémonies de cour, avait tenu à figurer aux côtés de son maître dans cette occasion suprême. Trahi par ses forces, appuyé sur une console, Gortchakof semblait se retenir de tomber, comme l’empire qu’il dirigeait; il reconnaissait mal des visages devenus étrangers, cette bouche naguère si spirituelle s’embarrassait et répondait à toutes les félicitations : « Je suis fini, je suis fini ! » On lisait le même sentiment sur les traits de tous ces anciens serviteurs, témoins vingt-cinq ans auparavant de l’explosion d’espérances qui avait accueilli l’avènement d’Alexandre ; leurs fronts penchans se remémoraient cette aurore brillante, tandis qu’ils regardaient, à travers le voile des tristesses actuelles, leur maître vieilli, défait, frappé physiquement et moralement par tant de coups, enfermé dans ce palais où il n’était plus en sûreté.

Une seule tête se redressait, ferme et satisfaite, pour soutenir toutes ces choses croulantes. Tous les yeux cherchaient l’élu de la veille; on se montrait sa figure neuve, inconnue à beaucoup. Celle-là, du moins, respirait la confiance, l’ascension morale que donne le succès. Quand le cortège impérial eut défilé, les courtisans s’empressèrent autour de Loris, les physionomies chagrines s’illuminèrent à son approche. On pouvait mesurer sa hauteur à la profondeur des salutations. Après les fonctionnâmes, les membres de l’aristocratie commencèrent à se faire présenter; ils arrivaient lentement, avec l’allure du lion qui se rapproche en grommelant du dompteur, mais qui se rapproche, parce que cette main nourrit. Ce jour vit consacrer publiquement la grandeur de « l’Arménien ; » c’était le sobriquet murmuré derrière lui par les envieux, quand ils ne disaient pas : le Vrémenchik[1].

Le lendemain 20, un accident heureux mit le sceau à la popularité du général, tout en prouvant qu’elle ne désarmait pas les nihilistes. Au moment où il sortait de l’hôtel ministériel, dans la rue la plus fréquentée de Pétersbourg, un jeune Juif de Minsk, Molodetzky, tira sur lui deux coups de revolver. Les balles se perdirent dans sa pelisse. Loris arrêta l’assassin de sa main et le remit aux gendarmes. Il montra à la foule assemblée ce qu’elle amie en pareil cas chez ses préférés, de la force physique, de la repartie gouailleuse dans le danger; il sut trouver la phrase de rigueur, une variante sur la balle qui n’était pas encore fondue pour lui. Quand

  1. Le favori, littéralement : le momentané. Terme consacré par l’histoire et passé dans l’usage pour désigner les hommes élevés successivement aux plus hautes situations par les faiblesses de l’impératrice Catherine. La malignité publique applique fréquemment ce qualificatif aux personnages qu’un crédit rapide et exclusif porte au premier rang.