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stupide ; mais il ne partage pas l’enthousiasme qu’il inspire. Le vieux roi lui semble bien ridicule avec ses questions saugrenues. Mme de Pompadour, à laquelle il trouve l’air caillette, le ton bourgeois, lui lâche cent balivernes, développe deux ou trois plans de campagne, le questionne avec emphase : « Vous voyez, monsieur, ce que nous faisons pour vous ; nous vendons notre vaisselle pour soutenir votre guerre ; n’en êtes-vous pas satisfait ? — Je vous jure, madame, que je n’en sais rien. » — Et puis ne s’avise-t-elle pas d’ajouter : « Je suis mécontente de vos femmes de Prague. — Et moi aussi, répondit-il, je l’ai été très souvent. — Elles sont mal élevées : comment ne font-elles pas mieux leur cour aux sœurs de Mme la dauphine ? » — Le prince se retira stupéfait d’une telle bêtise.

Le maréchal de Belle-Isle lui dit : « vous remportez bien tard vos victoires ; l’année passée, c’était, au mois d’octobre ; cette année, c’est au mois de novembre. » Et Ligue de riposter vivement : « Il vaut mieux battre l’automne, et même l’hiver, qu’être battu en été. » Allusion sanglante aux défaites des Français à Minden et à Crefeld. — Le prince, préférant la ville à cette piètre cour, se laissa aller, sous la conduite de Du Barry, à toutes les séductions que Paris lui offrait. Puis il rejoint son corps d’armée, entre à Potsdam et Berlin avec le maréchal Lascy, obtient le grade de général-major, et après la signature de la paix de 1763, va visiter Voltaire à Ferney… Si deux hommes étaient faits pour s’entendre, c’étaient eux. Il y passa huit jours, pendant lesquels on causa de toutes choses et de quelques autres encore ; mais le récit qu’il a écrit lui-même de cette visite est tellement connu, il fait depuis cent ans si bien partie de la biographie même de Voltaire, et tous les historiens du grand homme y ont enfin tellement puisé, que le lecteur me pardonnera de l’y renvoyer.

Ses relations avec Voltaire devaient se prolonger longtemps encore, et c’est chose plaisante que cette correspondance où celui-ci, à force de cajoleries insinuantes, essaie de l’amener au philosophisme, où Ligne fait semblant de le traiter en excellent chrétien, tous deux usant d’une égale politesse, évitant de blesser leurs sentimens respectifs, mais se donnant des conseils en ayant l’air de parler à la cantonade. Comme Voltaire facilite la tâche par son affectation constante à séparer la religion du fanatisme, le prince le prend en quelque sorte dans son propre piège, lui écrit avec un feint enthousiasme qu’il a gagné une grande bataille sur les dévots en leur prouvant que Voltaire l’est plus qu’eux, en le faisant reconnaître un des pères de l’église, seulement un peu plus gai que les autres. Et puis les impies le dégoûtaient de l’impiété et lui donnaient presque envie de se faire capucin ; les athées sont dans