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Avec un tel laisser-aller religieux, Ligne ne pouvait afficher une morale bien austère. Sa philosophie est celle du plaisir combiné avec le bon goût, ou du bonheur, qui est le plaisir fixé. Malheur aux moralistes misanthropes qui ne voient pas le soleil, les fleurs, le sourire de la nature et de la femme !… — Quant à lui, il prend pour devise : « Calme avec soi-même ; bien vivre et bien mourir ; » il voudrait tenir toutes les prétentions du genre humain, ce grand enfant, pour l’empêcher de tomber, de se brûler, surtout de pleurer, de crier, d’arracher et de gâter tout. Il voudrait aussi que son livre fût le panier d’osier qui lui apprend à marcher tout seul, et voici la première leçon qu’il adresse à son élève : « La vie me paraît une promenade dans un jardin. Cueillez les roses, les myrtes et les lauriers, si vous pouvez ne laissez faner aucune fleur, depuis l’humble violette jusqu’à l’orgueilleux héliotrope ; mangez de tous les fruits, et ne négligez que ceux dont l’arbre est planté sur le bord d’une fosse, dans laquelle, à force de vous promener, vous devez nécessairement tomber. L’adresse est de marcher au travers des ronces et des épines… Pourquoi n’y a-t-il pas une école de bonheur au lieu des écoles de latin et de droit ? Qu’on y apprenne le régime de son âme : qu’on dise, si l’on est heureux : je jouis ; si on ne l’est pas : la vie n’est qu’un passage. » — Savoir manier l’espérance, ne mettre de prix presque à rien, tirer parti de tout, n’enchaîner sa liberté que par les chaînes légères des roses de l’amour ou par les lauriers de la gloire, admirer ce qui est beau, faire le bien selon sa puissance et réparer l’espèce de tort qui se montre dans le monde (car c’est usurper la vie que se borner à ne pas nuire) ; prendre tous les plaisirs de son âge et de sa situation ; n’avoir ni méfiance, ni envie, ni méchanceté, ni passion ; garder, livrer ou reprendre son cœur suivant l’occasion ; et quand il n’est plus présentable, se retirer à la campagne, en se vouant aux lettres, au culte de la nature ; et de là dire à la mort : je ne vous crains pas ; voilà la science suprême, la meilleure recette du bonheur, philosophie inspirée de Pétrone, de Montaigne et de Candide, morale toute païenne et poétique, aimable sans doute et facile à suivre, mais étroite, fermée aux vastes horizons de l’âme, à ces nobles inquiétudes de l’esprit qui donnent à l’homme, au roseau pensant de Pascal, la conscience de sa grandeur et plongent leurs racines dans l’infini.

Parfois cependant, le prince de Ligne a ses heures, ou plutôt ses minutes de misanthropie et d’amertume, heures précieuses qui sont en quelque sorte la rançon des années de gaieté réelle ou factice. Un jour de doute mélancolique, il se prend à un des plus nobles sentimens, la générosité, et lui fait son procès, à la façon de La Rochefoucauld, de Chamfort ; le morceau est trop curieux, trop rare