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reine, en la menaçant de lui jouer le tour qu’elle redoute le plus, qui est d’être nommée, au bal de l’Opéra :

Dans ce temple où l’incognito
Règne avec la folie.
Vous n’êtes, grâce au domino,
Ni reine ni jolie.
Sous ce double déguisement,
Riant d’être ignorée,
Je vous nomme, et publiquement
Vous serez adorée !…

À peine Ligne a-t-il paru à Versailles, il devient l’âme du petit cercle intime de la reine, où il jette à pleines poignées la fantaisie, la gaîté, et communique à tous sa belle humeur contagieuse. On le voit partout : il arrange ou dérange les jardins, préside aux fêtes et aux illuminations, se trouve au lansquenet de la reine, au cavagnole de Mesdames, au whist de Monsieur, au quinze du prince de Condé, au billard du roi, au pharaon du prince de Conti. Il prend part aux promenades des bois de Boulogne et de Vincennes, tant calomniées depuis, assiste aux bergeries de Trianon, aux fêtes de Fontainebleau. Une fois, il vient de Bel-Œil à Versailles, afin d’y passer une heure pour la dernière couche de la reine, d’autres disent pour un rendez-vous galant. Quoiqu’il pousse la gaîté jusqu’à la folie, il fait passer de temps en temps, au bruit de ses grelots. quelque utile et piquante moralité, empêche une injustice, combat une prévention. Ne s’avise-t-il pas un jour de présenter à Marie-Antoinette une lettre de Mme Du Barry, dont la fortune était en mauvais état. « Voilà, s’exclame le roi, une belle ambassade dont vous vous êtes chargé ! » Mais lui, de répliquer aussitôt : « Sire, c’est que certainement personne autre ne l’aurait osé. » — Dans une représentation au théâtre de la cour, afin de ne pas demander de billets aux gentilshommes de la chambre, dont quelques-uns lui gardaient rancune, il imagine d’installer une planche entre leur banc et l’orchestre, s’y place en évidence comme sur un strapontin, et applaudit bruyamment en dépit des usages. Louis XVI, avec sa bonhomie brusque, lui dit : « Mais vous êtes un impertinent ! » — Ah ! sire, repart Ligne, ne m’ôtez pas la seule place que je veuille avoir dans votre cœur. » — Ses mots couraient la ville et la cour ; un marquis ennuyeux l’aborde en bâillant : — « C’est ce que j’allais vous dire, » s’écrie-t-il. — On étalait avant une noce les cadeaux du prétendu à sa fiancée : — « Je trouve, observe-t-il, que le présent vaut mieux que le futur. » — À quelqu’un qui s’étonnait de le voir faire à un sot force politesses : — « J’ai trop souvent éprouvé que dans ce monde la réputation dépend de ceux qui n’en ont pas. » — « X court après