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frisson de tendre mélancolie, et, sans dépouiller tout à fait le vieil homme, son esprit s’imprègne des fortes sensations qui débordent dans cette cinquième lettre que M. de Feletz appelait un petit chef-d’œuvre. On sent vaguement sourdre un monde nouveau, que Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre ont passé par là, que Chateaubriand est proche, qu’une révolution littéraire, encore contenue et voilée dans les langes de la mythologie, va éclater, marcher de front avec la révolution politique. L’écrivain donne de la vie à tout, parce qu’il ne met de l’art à rien ; les tableaux succèdent aux tableaux, le panorama d’une existence très contentieuse se mêle délicieusement au panorama de la nature ; hommes et choses, cimetières et moissons, visions du passé et du présent, le ciel, la terre, la mer, s’agitent devant lui, avec leurs larmes et leurs sourires, avec leurs aspects changeans, métamorphosés par la pensée qu’ils remplissent, et lui apportant aussi la parure, l’ornement dans le creuset subtil où elle s’élabore et revêt sa forme définitive.

La femme à laquelle le prince de Ligne adressait de semblables lettres était digne de les recevoir, capable de donner la réplique. Ses réponses, s’il en existe, n’ont point été retrouvées, et c’est grand dommage ; car, avec la finesse de son esprit voltairien, sa curiosité toujours en éveil, son observation aiguisée, elle nous eût transmis une riche récolte de souvenirs, d’anecdotes, de portraits, à l’emporte-pièce. Elle n’aurait pas eu besoin de chercher bien loin : il lui eut suffi de ramasser les conversations de son salon, où les plus brillans causeurs, Ségur, son madrigalier et chansonnier ordinaire, Narbonne, Lauzun, Rivarol, se disputaient les sourires d’une femme qui, aux conquêtes du cœur, préférait les conquêtes de l’amitié, plus exemptes d’amertume, et prétendit se passer d’amans sans aimer son mari. Cependant, comme les gens les plus raisonnables ont un coin de roman dans l’âme, elle voulut connaître l’amour sans abdiquer. Elle distingua le duc de Lauzun et lui inspira la passion la plus chevaleresque ; mais malgré l’inquiétude, l’admiration et l’enthousiasme qui éclatent dans ses lettres, il semble que leur affection demeura platonique jusqu’à la fin : « Votre cœur est aimable comme votre esprit, lui écrit-elle de Londres en 1792, et vous avez l’air de m’aimer pour mon plaisir quand vous ne le pouvez pour mon bonheur… Je voudrais deviner votre vie quand je n’y entre pour rien… Mon intérêt pour vous est l’âme de mon existence. Ainsi ne me sachez pas plus de gré de vous aimer que de vivre… » Sa brouillerie avec la cour avait fini par dégénérer, après la disgrâce de Lauzun, en opposition déclarée : on la voit alors se rapprocher du Palais-Royal, faire à Marie-Antoinette une guerre d’épigrammes meurtrières, fréquenter les assemblées. Éclairée, comme Alfieri, par l’expérience des petits ;