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de l’émancipation des serfs. Ce jour passa sans rien apporter. Les prophètes, démentis, fixèrent alors l’échéance au 5 mars. Loris, persécuté de questions, demeurait impénétrable.

Il venait en effet de soumettre à la signature du tsar le statut qui élargissait les attributions des zemstvos et ouvrait à leurs délégués le conseil de l’empire transformé. C’est, je crois, tout ce qu’on peut avancer. Le statut contenait-il d’autres nouveautés plus hardies? C’est peu probable, c’est possible. Un mystère que le temps n’a pas découvert plane encore sur la teneur de ce document, sur les dernières circonstances de son acceptation. Une seule chose est absolument certaine : il existait, il fut approuvé par l’empereur pendant les heures suprêmes qui lui restaient à vivre. Les témoins les mieux placés pour ne rien ignorer au palais ont affirmé depuis qu’Alexandre II, après une dernière lutte intérieure, signa le 28 février l’acte limitatif de son autocratie ; en posant la plume, il fit le signe de croix qui accompagne chez les Russes toute détermination grave. Le papier, ajoute-t-on, serait resté sur son bureau, pour être transmis le lendemain au sénat, qui devait selon l’usage pourvoir à la promulgation de l’ukase.

Le lendemain, c’était le 1er mars 1881 ! L’infortuné souverain sortait le matin pour se rendre à la parade de la garde montante ; une heure après, on le rapportait baignant dans son sang, mutilé par la bombe de Ryssakof. Avant la chute du jour, le drapeau qui s’abaissait sur le Palais d’Hiver annonçait à la foule anxieuse, avec la fin de son empereur, la fin des rêves libéraux et de la « constitution » mort-née.

Loris devait être la victime expiatoire de cette tragédie et du déchaînement de colères qui la suivit. Ses ennemis, et à leur tête les anciens directeurs de la police écartés par lui comme incapables, eurent beau jeu contre ce successeur qui avait laissé le tsar s’aventurer dans des rues minées, remplies d’assassins. On vit se reproduire, dans des circonstances toutes semblables, les rancunes et les insinuations sous lesquelles avait succombé M. Decazes, après le meurtre du duc de Berry; on vit reparaître sous toutes les formes le mot historique : « les pieds lui glissèrent dans le sang. » La justice ne retrouva son heure que plus tard, quand l’histoire de ces journées dramatiques fut mieux connue. On sut alors que le ministre responsable tenait depuis l’avant-veille quelques-uns des fils du complot. Le hasard avait fait tomber l’un des conjurés dans les mains des gens de police ; l’homme refusait d’avouer, mais divers indices trahissaient les machinations ténébreuses auxquelles il était mêlé. Loris, mis sur ses gardes par des révélations incomplètes, avait supplié son maître de ne pas sortir le 1er ; il avait fait parler une voix à laquelle l’empereur ne refusait rien : toutes