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correspond qu’à un extrait, à un très mince extrait de l’homme total ; son opération tranchante et précipitée dérobe à ses regards la plus grande partie de l’individu réel ; il a omis quantité de caractères, et les plus importans, les plus efficaces, ceux que la géographie, l’histoire, l’hérédité, l’habitude, la condition, le travail manuel ou l’éducation libérale impriment dans l’esprit, l’âme et le corps, et qui, par leurs différences, constituent les différais groupes, locaux ou sociaux. Tous ces caractères, non-seulement il les néglige, mais il les écarte ; ils sont trop nombreux et trop compliqués pour lui ; ils le gêneraient pour penser ; autant il est propre aux pensées distinctes et suivies, autant il est impropre aux pensées complexes et compréhensives ; en conséquence, il y répugne, et, par un travail secret dont il n’a pas conscience, involontairement, il abrège, il simplifie, il écourte ; désormais son idée, même partielle et superficielle, lui semble adéquate et complète ; à ses yeux, la qualité d’homme prime et absorbe toutes les autres ; non-seulement elle a une valeur, mais cette valeur est l’unique. Partant, tous les hommes se valent et la loi doit les traiter en égaux. — Ici l’amour-propre, si vif et si promptement susceptible en France, intervient pour interpréter et appliquer la formule[1]. « Puisque tous les hommes se valent, je vaux n’importe quel homme ; si la loi confère un droit aux gens de telle ou telle condition, fortune ou naissance, il faut qu’elle me le confère aussi. Toute porte qui leur est ouverte doit m’être ouverte ; toute porte qui m’est fermée doit leur être fermée. Autrement, on me traite en inférieur, je suis froissé dans ma fibre intime. Quand le législateur met dans leurs mains un bulletin de vote, il est tenu d’en mettre un pareil dans les miennes, même s’ils savent s’en servir et si je ne sais pas m’en servir, même si le suffrage restreint est utile à la communauté et si le suffrage universel est nuisible à la communauté. Tant pis, si je ne suis souverain que de nom et en imagination ; je consens à ce que ma souveraineté soit illusoire, mais j’entends que celle des autres le soit aussi ; j’aime mieux la servitude et la privation pour tous que des libertés et des avantages pour quelques-uns, et, pourvu que le niveau passe sur toutes les têtes, j’accepte un joug pour toutes les têtes, y compris la mienne. »

  1. Sur ce sentiment, lire l’admirable fable de La Fontaine, le Rat et l’Éléphant. La Fontaine en a compris toute la portée psychologique et sociale : « Se croire un personnage est fort commun en France… La sotte vanité nous est particulière. Les Espagnols sont vains, mais d’une autre manière… C’est proprement le mal français. »