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pratique ; ce que, depuis dix ans, les assemblées décrétaient en vain, pour la première fois et dans son intérêt propre, il l’effectue. Exclure des places et de l’avancement une classe ou catégorie d’hommes, ce serait se priver gratuitement de tous les talens qu’elle contient, et, de plus, encourir, outre la rancune inévitable de tous ces talens frustrés, le mécontentement sourd et permanent de toute la classe ou catégorie. Le Premier Consul se ferait tort il lui-même, s’il restreignait sa faculté de choisir : il a besoin de toutes les capacités disponibles, et il les prend où elles se trouvent, à droite, à gauche, en haut, en bas, pour enrôler dans ses cadres et à son service toutes les ambitions légitimes et toutes les prétentions justifiées.

Sous la monarchie, une naissance obscure fermait aux hommes, même les mieux doués, l’accès des premières places ; sous le Consulat et l’Empire, les deux premiers personnages de l’état sont un ancien secrétaire de Maupeou, traducteur fécond[1], et un homme de loi, jadis conseiller dans un tribunal de province, Lebrun et Cambacérès, l’un troisième consul, puis duc de Plaisance et archi-trésorier de l’Empire, l’autre, second consul, puis duc de l’arme et archi-chancelier de l’Empire, l’un et l’autre princes ; pareillement les maréchaux sont tous des hommes nouveaux et des officiers de fortune, quelques-uns nés dans la petite noblesse ou dans la médiocre bourgeoisie, la plupart dans le peuple ou même dans la plèbe et dans les derniers rangs de la plèbe, Masséna fils d’un marchand de vin et d’abord mousse, puis soldat et sous-officier pendant quatorze ans, Ney fils d’un tonnelier, Lefebvre fils d’un meunier, Murat fils d’un aubergiste, Lannes fils d’un garçon d’écurie, Augereau fils d’un maçon et d’une fruitière. — Sous la république, une naissance illustre destituait ou confinait dans l’obscurité volontaire les hommes les plus compétens et les mieux qualifiés pour leur poste, trop heureux quand leur nom ne les condamnait pas à l’exil, à la prison, à la guillotine. Sous l’empire, M. de Talleyrand est prince de Bénévent, ministre des affaires étrangères, vice-grand-électeur avec 500,000 fr. de traitement. On voit des personnages d’antique race figurer au premier rang : dans le clergé, M. de Roquelaure, M. de Boisgelin de Cicé, M. de Broglie, M. Ferdinand de Rohan ; dans la magistrature, M. Séguier, M. Pasquier et M. Molé ; dans le personnel domestique et décoratif du palais, le comte de Ségur grand-maître des cérémonies, le comte de Montesquiou-Fezensac grand-chambellan, chambellans aussi les comtes d’Aubusson de La Feuillade, de

  1. Napoléon, voulant le juger, disait à Rœderer : « Envoyez-moi ses livres. » — « Mais ce sont des traductions. » — « Je lirai ses préfaces. »