Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 92.djvu/740

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

futurs maréchaux, quelques-uns, purs plébéiens, Masséna, Augereau, Lannes, Ney, Lefebvre, auraient peut-être percé, à force d’actions éclatantes, et seraient devenus des « officiers de fortune, » les uns, entrepreneurs spéciaux de services pénibles, comme ce commandant Fischer qui se chargea de détruire la bande de Mandrin, les autres, lieutenans-généraux comme Chevert le héros, et Lückner le soudard. Rudes comme ils l’étaient, ils eussent trouvé, même dans les grades secondaires, sinon l’emploi total de leurs facultés supérieures, du moins une pâture suffisante pour leurs appétits grands et grossiers ; ils auraient lâché les mêmes jurons, dans des soupers aussi abondans, avec des maîtresses de même acabit[1]. Si leur tempérament, leur caractère et leur génie avaient été indomptables, s’ils s’étaient cabrés pour ne point être bridés, attelés et menés comme le commun des hommes, ils n’auraient pas eu besoin pour cela de casser les brancards ; sur la grande route où les autres cheminaient au pas, il y avait, par côtés, des ouvertures et des issues. Dans beaucoup de familles, parmi les nombreux enfans, il se rencontrait souvent une tête chaude et imaginative, un naturel indépendant et révolté d’avance, bref un réfractaire ; celui-là ne voulait pas ou ne pouvait pas se ranger ; la régularité, la médiocrité, la certitude même de l’avancement lui déplaisaient ; il abandonnait à son frère aîné, au gendre ou neveu docile, le domaine héréditaire ou la charge acquise ; par suite, le domaine ou la charge restait dans la famille : pour lui, il en sortait ; les perspectives illimitées le tentaient, il s’en allait hors de France : au XVIIIe siècle, dit Voltaire[2]. « on trouvait des Français partout, » en Allemagne, en Russie, aux Indes, dans l’Amérique du Sud, au Canada, à la Louisiane, chirurgiens, maîtres d’escrime ou d’équitation, officiers, ingénieurs, aventuriers surtout et même flibustiers, trappeurs et coureurs de bois, les plus souples, les plus sympathiques, les plus téméraires des colons et des civilisateurs, seuls capables de s’assimiler les indigènes en s’assimilant à eux, en adoptant leurs mœurs et en épousant leurs femmes, de mêler les sangs, de faire des races intermédiaires et neuves, comme ce Dumas de La Pailleterie, dont la descendance fournit, depuis trois générations, des hommes originaux et supérieurs, comme ces métis du Canada par lesquels la race aborigène parvient à se transformer et à se survivre. Les premiers, ils avaient exploré les grands lacs, descendu le Mississipi jusqu’à l’embouchure, fondé un

  1. Lire les romans de Pigault-Lebrun : ce sont les livres de l’époque qui convenaient le mieux aux hommes de l’époque, à des parvenus militaires, prompts, francs, gaillards et bornés.
  2. Candide (Récit de la Vieille).