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latens qui tous les deux habitent en lui. Des 1789, ils ont apparu tous les deux, et ensemble : à partir de cette date, dit un té¬moin[1], et pendant un quart de siècle, « pour le plus grand nombre des Français, dans quelque classe que ce fût, » l’objet de la vie s’est déplacé ; chacun l’a mis hors de soi ; désormais, pour chacun, l’essentiel fut « d’avoir vécu, » ou, sinon, « d’avoir pu mourir pour quelque chose, » pour une idée. L’homme a été le serviteur de son idée, il s’est donné à elle ; par suite, il a éprouvé le plaisir intense de se croire un être noble, d’essence supérieure, le premier entre les premiers, et de se voir reconnu, proclamé, glorifié comme tel. — Ce plaisir délicieux, profond et puissant, les Fran¬çais l’ont goûté pour la première fois en écoutant la Déclaration des Droits de l’homme ; là-dessus, et de très bonne foi, ils se sont sen¬tis citoyens, philosophes, destructeurs des préjugés et des abus, zélateurs de la vérité, de la liberté, de l’égalité, puis, avec la guerre en 1792, défenseurs de la patrie, missionnaires et pro¬pagateurs de tous les grands principes[2]. — Vers 1790, les principes ont commencé à reculer sur l’arrière-plan[3] : par degrés, dans le portrait idéal que l’homme se fait de lui-même, le libérateur et bienfaiteur de l’humanité cède la place au héros capable de grandes actions, admirable et admiré. Pendant quel¬ques années encore, ce portrait intime suffit à son bonheur[4] : la vanité proprement dite et l’ambition calculatrice ne sont point son principal ressort ; s’il monte en grade, c’est sans le demander ; il n’aspire qu’à se déployer, à se prodiguer, à vivre ou à mourir hardiment et gaîment[5] en compagnie de ses

  1. Mme de Rémusat, III, 129.
  2. La Révolution, II, 477 à 479. — Marmont, Mémoires, I, 122. (Lettre à sa mère, 12 janvier 1795.) « Voyez votre fils remplir ses devoirs avec zèle, mériter de son pays et servir la république… Nous ne serions pas dignes de posséder la liberté si nous n’avions rien fait pour l’obtenir. »
  3. Comparez le Journal du sergent Fricasse et les Cahiers du capitaine Coignet. Fricasse est un volontaire qui s’engage pour défendre la patrie ; Coignet est un conscrit (1799) qui veut se distinguer et dit à ses maîtres : « Je vous promets que je reviendrai avec le fusil d’honneur, ou que je serai tué. »
  4. Marmont, I, 186. 282, 296. (En Italie, 1796.) « À cette époque, notre ambition était tout à fait secondaire : nos devoirs et nos plaisirs, seuls, nous occupaient. L’union la plus franche, la plus cordiale, régnait entre nous tous… Aucun sentiment d’envie, aucune passion basse ne trouvait accès dons nos cœurs. (Alors) que de mouvement, de grandeur, d’espérances et de gaité !… Chacun de nous avait le pressentiment d’un avenir sans limites, et cependant était dépourvu d’ambition et de calculs person¬nels. » — George Sand. Histoire de ma vie. (Correspondance de son père, le comman¬dant Dupin.) — Stendhal, Vie de Napoléon. « À cette époque (1796), personne, dans l’armée, n’avait d’ambition ; j’ai vu des officiers refuser de l’avancement pour ne pas quitter leur régiment ou leur maîtresse. »
  5. Rœderer, III, 556, (Burgos, 9 avril 1809, conversation avec le général Lassale, écrite le soir même par Rœderer.) — « Vous passez par Paris ? — Oui, c’est le plus