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Sur cette pente, on glisse vite et bas ; chacun songe à soi d’abord ; l’individu se fait centre. Aussi bien, l’exemple est donné d’en haut. Est-ce pour la France ou pour lui-même que Napoléon travaille[1] ? Tant d’entreprises démesurées, la conquête de l’Espagne, l’expédition de Russie, l’installation de ses frères et parais sur des trônes nouveaux, le dépècement et le remaniement continus de l’Europe, toutes ces guerres incessantes et de plus en plus lointaines, est-ce pour le bien public et le salut commun qu’il les accumule ? Lui aussi, que veut-il, sinon pousser toujours plus avant sa fortune ? — « Il est trop ambitionnaire, » disent ses soldats eux-mêmes[2] ; pourtant ils le suivent jusqu’au bout. « Nous avons toujours marché avec lui, » répondaient[3] les vieux grenadiers qui traversaient la Pologne pour s’enfoncer dans la Russie ; « nous ne pouvions pas l’abandonner cette fois-ci, le laisser aller seul. » — Mais d’autres qui le voient de plus près, les premiers après lui, font comme lui, et, si haut qu’ils soient montés, ils veulent monter encore plus haut, ou, sinon, garder leur place, à tout le moins se pourvoir, tenir dans leurs mains quelque chose de solide. Masséna a ramassé 40 millions et Talleyrand 60[4] : en cas d’écroulement politique, l’argent reste. Soult a tâché de se faire élire roi de Portugal[5], et Bernadotte trouve le moyen de se faire élire roi de Suède. Après Leipzig, Murat traite avec les alliés, et, pour garder son royaume de Naples, promet son contingent contre la France ; avant Leipzig, Bernadotte s’est joint aux alliés et combat avec eux contre la France. En 1814, Bernadotte et Joseph, chacun de son côté, l’un par des intrigues avec les intrigans de l’intérieur et par des tâtonnemens auprès des souverains étrangers, l’autre, en l’absence de Napoléon, par des « tentatives singulières » et par des « empressemens » anticipés auprès de Marie-Louise[6] pensent à prendre la place de l’empereur qui tombe. Seul ou presque seul

  1. Paroles du maréchal Marmont : « Tant qu’il a dit : Tout pour la France, je l’ai servi avec enthousiasme. » Quand il a dit : « La France et moi, je l’ai servi avec zèle. » Quand il a dit : « Moi et la France, je l’ai servi avec dévouement. » Il n’y a que quand il a dit : « Moi sans la France, que je me suis détaché de lui. »
  2. Mot recueilli par Joseph de Maistre.
  3. Mot entendu par Mickiewicz enfant.
  4. Ces chiffres ont été donnés, l’un par Mérimée, l’autre pur Sainte-Beuve.
  5. M. de Champagny, Souvenirs, III, 183. Napoléon, passant en revue ses maréchaux, lui dit (1811) : « Aucun d’eux ne peut me remplacer dans le commandement de mes armées : les uns sont sans talent, les autres feraient la guerre à leur profit. Ce gros Soult n’a-t-il pas voulu devenir roi de Portugal ? » — « Eh bien ! sire, il ne faut plus faire la guerre. » — « Oui, mais alors, comment entretenir mon armée ? Et j’ai besoin d’une armée. »
  6. Mémoires, par M. X… IV, 112. (D’après les papiers de Savary, plusieurs lettres de Napoléon et les récits de M. de Saint-Aignan.)