Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 92.djvu/830

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

préoccupation constante des enseignemens qui en ressortent pour son propre pays ? Quel profit la France pourrait-elle tirer des exemples ou des institutions de l’Amérique ? Assurément il y aurait certaines bonnes parties et, beaucoup d’heureux détails à imiter dans la constitution fédérale. Mais plus nombreuses encore sont les combinaisons qu’il faudrait se garder d’emprunter, les unes parce qu’elles sont mauvaises, les autres, quoique bonnes, parce qu’elles changeraient de caractère en changeant de milieu. Ainsi, le rôle important réservé aux minorités produit d’excellens effets aux États-Unis, où l’opposition reste conservatrice. De semblables privilèges, accordés à des minorités intransigeantes et subversives, provoqueraient de graves désordres, et aboutiraient finalement à l’arrêt complet ou à la rupture de la machine représentative et gouvernementale.

De même, l’extension de l’exécutif serait peu rassurante chez les peuples qui, privés de pouvoirs héréditaires, se montrent enclins à se jeter tour à tour dans la démagogie et le césarisme pour échapper aux excès alternatifs de l’un et de l’autre. Les importations politiques sont toujours périlleuses. On risque d’introduire chez soi les défauts d’autrui sans corriger les siens ; et ce sont surtout les qualités américaines qu’il serait essentiel de s’assimiler. Aux États-Unis, les différens pouvoirs élus trouvent leur force réelle, mais non dangereuse, dans le ferme appui d’une majorité de conservateurs, qui ne se laisseraient pas faire la loi par des minorités révolutionnaires. Ils ne doivent guère moins cette force à la modération d’une minorité conservatrice aussi, qui se soumet sans abdiquer.

Que de lacunes dans les institutions mêmes, combien de causes de conflits, qui deviendraient funestes si l’esprit public ne réagissait pas spontanément pour pallier tous ces défauts ! En répliquant aux attaques plus ou moins méritées, les Américains répètent volontiers : « Notre pays vaut beaucoup mieux que son gouvernement. » Le fait n’est pas unique. « Les populations de France sont foncièrement bonnes… et valent souvent mieux que ceux qui aspirent à les diriger, » disait-on naguère sur les rives de la Garonne[1]. Ce n’est pas la constitution qui rend l’Amérique conservatrice et prospère, ce sont les conservateurs des deux partis qui ont su faire de la constitution une machine de renfort allant à droite, contrairement au procédé connu qui consiste à retourner les meilleures combinaisons libérales et à s’en servir pour combattre les intérêts conservateurs.

  1. Discours de M. de Freycinet à Bordeaux, octobre 1886.