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Tel est le ton habituel d’Açoka, et ce passage touche à la plupart des sujets qui reviennent ailleurs. Le tour a rarement la précision d’un ordre ; ses vœux les plus chers prennent la forme du conseil. La langue est lourde et lente ; cette prose n’a point encore été assouplie par une longue pratique. Coupé par l’incessant retour de la formule initiale, embarrassé de répétitions, le discours marche d’une allure archaïque. Mais la pensée est assez nette, simple en tout cas. Une seule inspiration pénètre et anime toutes les parties : répandre les vertus et les pratiques que le roi considère comme l’expression la plus haute de la loi religieuse. Ces édits sont, comme il les appelle lui-même, des « écrits de religion. » Ils surprendront sans doute les lecteurs qui seraient accoutumés à n’envisager l’esprit religieux de l’Inde que dans le cadre exubérant, toujours étrange, souvent grotesque, qui en accompagne les manifestations plus modernes. Leur importance pour l’histoire religieuse est d’autant plus haute que l’heure où ils paraissent est plus décisive.

Quand Mégasthène, l’ambassadeur de Séleucus, résidait à Palibothra, les hommes voués à la profession religieuse se divisaient en deux grandes catégories : brahmanes et çramanas. Le fait semble l’avoir particulièrement frappé; c’est justice, car il marque une des évolutions principales dans l’état religieux du pays : en signalant les çramanas, les ascètes disciples du Bouddha, il constate l’existence du bouddhisme. La date précise de la mort du Bouddha Çâkya-Mouni laisse prise à la controverse; les traditions des diverses écoles bouddhiques varient, les divergences des critiques modernes, moins considérables, sont encore sensibles. On s’est cru assuré pendant un temps que la date de 543 qui résulte des chroniques cinghalaises était définitive ; on a pensé ensuite pouvoir la rectifier avec certitude en 477 ; d’autres tentatives d’ajustement ont abouti à la date de 380. Il suffit que personne n’ait jamais été tenté de la ramener plus bas. A coup sûr, à l’époque où Açoka arrivait au pouvoir, le bouddhisme comptait depuis la mort de son fondateur au moins cent ans d’existence.

Quel progrès il avait fait pendant cette période, à quel point il était parvenu dans cette évolution périlleuse et décisive qui substitue un corps de doctrine et de tradition à la parole vivante, à la libre inspiration du maître, il n’est pas aisé de le mesurer. Il se donne, bien entendu, comme achevé et immuable au lendemain de la mort du Bouddha. Un concile se rassemble, tout l’enseignement est fixé, le canon des écritures arrêté dans sa teneur invariable. On nous apprend le nom des saints personnages qui se sont transmis en une succession ininterrompue une sorte de patriarcat. Certaines écoles nous peignent en grand détail les circonstances