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étouffaient leurs cris, en mordant dans un morceau de linge ou en mâchant une balle. Ceux-là, il fallait les supplier de se plaindre et de crier, parce que l’effort qu’ils faisaient pour se contraindre devenait un péril de plus. Les blessés, les mourans, se succédaient sans trêve, à mesure que l’affaire devenait plus sérieuse, et cela durait parfois des journées entières. A Eylau, J. -D. Larrey est resté, pendant trente heures, avec ses aides, dans une ferme convertie en ambulance, opérant et pansant les blessés, les pieds dans la neige et par un froid follement intense que les instrumens tombaient de leurs mains glacées, n’interrompant son terrible labeur que pour faire le coup de feu avec ses chirurgiens, ses infirmiers et les blessés qui pouvaient encore tenir un fusil, contre les nuées de Cosaques qui venaient tourbillonner autour de son ambulance. Les choses ont complètement changé depuis lors. Les anesthésiques ont transfiguré les ambulances. Il y règne toujours la même activité ; on y assiste encore à de cruels spectacles ; mais tout se passe dans le calme et le silence. La résignation et l’espoir ont remplacé les cris, les larmes et les imprécations. Les chirurgiens s’acquittent de leurs fonctions, avec une tranquillité que ne troublent ni les clameurs ni les mouvemens des blessés. Ceux-ci, lorsqu’ils ont subi leur épreuve, reposent paisibles et confians ; les autres attendent leur tour sans appréhensions, rassurés par ce qui se passe sous leurs yeux, et les désespères voient venir la mort dans un demi-sommeil lucide.


II

Tout s’enchaîne dans l’évolution de l’humanité, et chaque chose arrive à son heure. Il était temps que la science découvrit les moyens de supprimer la douleur, car nous ne savons plus souffrir. Les progrès de la civilisation, en nous rendant la vie trop facile, ont tellement affiné la race, ils ont à ce point exalté le système nerveux aux dépens de tout le reste, que nous sommes devenus, avec le temps, des êtres tout de sensation, ressentant à l’excès le plaisir comme la douleur, celle-ci surtout.

Nos joies sont plus vives peut-être, elles sont assurément plus délicates que celles de nos ancêtres ; mais je ne crois pas qu’il y ait compensation. Le champ de la douleur est bien autrement étendu que celui du plaisir, et la puissance de souffrir est sans limites. Il est des gens, et le nombre s’en accroît tous les jours, pour qui presque toutes les impressions sont pénibles, chez lesquels l’exercice des fonctions les plus simples devient douloureux. Ce n’est pas, comme les personnes bien équilibrées