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éprouver sur la terre ; c’est celui qui déchire les fibres les plus profondes et les plus sensibles de notre cœur ; mais enfin toute chose a sa mesure, et ce n’est pas faire acte de raison que d’ensevelir le bonheur de toute une famille dans la tombe d’un petit enfant. Nos aïeules aimaient aussi les leurs ; elles en perdaient davantage, car la variole à elle seule leur en enlevait un sur trois ; leur cœur de mère saignait comme celui des femmes de nos jours ; mais elles prenaient sur elles et dévoraient leurs larmes en silence, pour ne pas attrister ceux qui les entouraient, pour ne pas affaiblir le moral du chef de la famille, qui avait besoin de tout sa liberté d’esprit, pour continuer à la faire vivre.

Toute souffrance combattue s’affaiblit par la lutte, et la résignation apporte avec elle sa récompense ; mais ce langage ne se comprend pas aujourd’hui. Une conduite aussi raisonnable serait taxée d’insensibilité par les névropathes, pour lesquels le comble de l’héroïsme consiste à se laisser mourir de chagrin, en faisant partager son sort aux autres. Il est temps de protester contre cette tendresse malentendue. Il est tout aussi coupable de s’abandonner ainsi, que de chercher dans la mort un refuge contre les maux de la vie. Les deux suicides se valent, et, puisque j’ai prononcé ce mot, je ne puis pas me dispenser de signaler, comme un argument de plus en faveur de la thèse que je soutiens, l’augmentation rapide et croissante des morts volontaires. D’après les recherches récentes de M. Jacques Bertillon, le nombre en a plus que triplé, en France, depuis un demi-siècle. De 1826 à 1830, sur un million d’habitans, on comptait en moyenne 54 suicides par année ; de 1878 à 1882, le chiffre s’en est élevé à 180, et, l’année dernière, le suicide a fait, à Paris, plus de victimes que la fièvre typhoïde. Le même accroissement se constate dans le reste de l’Europe, sauf en Norvège. Je dirai bientôt la cause de cette exception.

Le suicide suit la même progression que la folie, dont il est le satellite et souvent la conséquence. Ces deux manifestations de l’égarement intellectuel sont soumises aux mêmes influences. C’est toujours l’exagération de la vie cérébrale, l’abus des sensations et celui de l’alcool qui troublent la raison. Les statistiques, avec la précision impartiale de leurs chiffres, projettent sur ces questions une éclatante lumière.

Les peuples riches, élevés en civilisation, sont ceux qui paient le plus fort tribut à la mort volontaire. L’écart d’un peuple à l’autre est énorme. Tandis que, pour un million d’habitans, la Saxe compte chaque année 392 suicides, le Danemark 251, la Suisse 239, l’Espagne n’en enregistre que 30 et l’Irlande 17 seulement.

Le nombre des morts volontaires suit la même marche que la