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Pareillement, le protestantisme eut pour premier effet d’activer dans les âmes allemandes le feu spontané de l’émotion religieuse. On sait l’adorable entrain des premiers temps de la Réforme, l’unanime ferveur, l’élan de naïve gaieté qu’a si parfaitement incarné le bon et joyeux Luther. On s’était remis à voir d’une vision vivante les scènes de l’Écriture. Rien n’est touchant et vrai comme les gravures sur bois de cette période : elles débordent de fraîcheur, de foi forte et profonde. Mais la réaction ne devait pas tarder. Le protestantisme, bientôt, interdisait l’idolâtrie : il chassait la vierge de son trône divin, où l’avaient vue si royale et si bonne les âmes des générations passées ; il défendait comme un sacrilège la représentation d’Êtres qu’il reléguait dans un ciel tout métaphysique. Et cette influence pernicieuse se répandait aux pays restés catholiques : le foyer sacré où s’était alimentée la peinture de l’Allemagne s’éteignait à jamais. Vers 1600, l’Allemagne n’avait plus un peintre.

L’état d’esprit des artistes allemands au début du XVIe siècle se résume admirablement dans le maître Dürer[1]. Jamais il n’y eut une plus belle âme d’artiste. Dürer a eu, comme Léonard, une curiosité universelle, toute la science et toute l’habileté techniques : il a eu, en outre, un sentiment très puissant, une préoccupation de l’étrangeté morale qui donne à ses gravures un charme tout particulier. Et pourtant son œuvre de peintre dénote une inquiétude constante, un douloureux tâtonnement, un vain effort à réaliser d’une façon définitive l’union rêvée de l’émotion et de la beauté. Ni le triptyque de Dresde, ni l’Adoration des bergers et la Mise au tombeau de Munich, ni l’Adoration des mages de Florence, ni la Trinité et le Massacre de Sapor, de Vienne, aucune de ces œuvres célèbres ne donne pleinement l’impression d’un chef-d’œuvre. Le souci de la concurrence italienne est trop marqué ; l’essai de créer une forme originale paraît gauche et pénible. Souvent même le désir de constituer un type de beauté allemand mène Dürer à des œuvres d’un aspect déplaisant : la petite Vierge de Vienne, la Lucrèce de Munich. D’autres fois, en revanche, cet homme (dont l’œuvre, comme celle de Léonard, est une tentative incessante obtient des résultats d’une beauté parfaite : la Vierge à la poire, de Vienne, le petit Christ en croix, de Dresde, chefs-d’œuvre d’une manière et d’un sentiment si différens, également précieux en ce qu’ils marquent la fusion momentanée du génie allemand et du génie italien. Mais Dürer n’a su réaliser cette fusion

  1. Voir, sur Dürer, le livre de Thausing, Leipzig, 1884, l’étude de M. H. Thode, dans les Bayreuther Blätter, 1888, et l’excellent ouvrage français de M. Charles Ephrussi, Albrecht Dürer et ses dessins, Paris, 1882.